Ode au médecin de village
Publié le 11 février 2016. Par La rédaction de Books.
L’Ordre des médecins et le ministère de la Santé veulent régionaliser le numerus clausus, adapter le nombre d’étudiants en médecine aux besoins locaux. A la fin du XIXe siècle, Ecarnot se pose presque la même question dans cet extrait des Français peints par eux-mêmes. Les médecins de ville en ville, les médecins de campagne à la campagne, le système est-il juste ? Il brosse pour y répondre un portrait à la fois réaliste et tendre des bons docteurs de village. Dont il regrette déjà la disparition.
« Vous prendrez, matin et soir, à jeun, deux pilules dans un pain enchanté, sans mâcher. Voici la boîte. Il y en a cinquante. C’est cinquante sous. Vous boirez, de deux heures en deux heures, écoutez bien, de deux heures en deux heures, une cuillerée à bouche de cette potion anodine, antispasmodique et laxative ; voici la fiole. Il y en a pour trente sous. Vous appliquerez tous les soirs, sur la partie douloureuse, un cataplasme de farine de graine de lin saupoudré de neuf gouttes, vous entendez, neuf gouttes de laudanum de Chidermann, ni plus ni moins, avec de la flanelle ou un bas de laine. Voilà le paquet. Vingt sous. Au revoir. Soyez tranquille, tout ira bien ; je suis là. Mangez peu, ne parlez pas, dormez jusqu’à mon retour, et si cela va plus mal, nous verrons. Je suis pressé. »
Procurez-vous avec cela un chapeau défoncé ou enfoncé, une physionomie brave homme, une cravate en corde, une redingote de votre grand-père, si vous avez eu un grand-père, un pantalon coutil rayé bleu et blanc, boutons en os, des dessous de pied de dix-huit pouces de longueur et une tabatière de quinze pouces de circonférence ; montez sur un cheval du poids de deux cent vingt-cinq livres, et vous êtes, d’emblée, médecin de village.
Il y a bien encore quelques autres petites formalités de peu d’importance, mais qui ne font rien à la chose ; le plus souvent elles la gâtent. Peu importe, après tout, au menuisier, au fossoyeur et à monsieur le curé que vous sachiez par principes, comme on dit, pourquoi votre malade meurt, pourvu que, en somme, c’est-à-dire en masse, il meure, secundum artem, et qu’ils fassent des bières en peuplier d’Italie, des fosses en terre sainte et des funérailles à grande volée. A la guerre comme à la guerre ; tant mieux pour qui tourne la chance.
« Eh bien ! père Thomas ; comment vous trouvez-vous aujourd’hui ? Un peu mieux, hein ? C’est la potion. Que dit la tête ?
– Pas grand’ chose de bon, monsieur Mésenterre, allez.
– Bien. Ce sont les pilules. Votre main ; non, l’autre. Et l’estomac ? Avez-vous mal à l’estomac ? Soixante-quatre, soixante-cinq, soixante-six.
– Ah! oui, monsieur Mésenterre ; tout plein.
– Bon. Soixante-six. Pouls anormal ; légère intermittence. Tirez la langue ; plus long. Allez-vous à la garde-robe ?
– Monsieur, je ne sais pas…
– Comment, vous ne savez pas?
– Je ne sais pas ce que vous voulez dire. »
Vous reprenez : « Vous boirez matin et soir…. » et le reste. C’est bien simple. Peu importent l’âge, le sexe, le tempérament, les habitudes, le régime et le caractère du malade ; l’acuité, la chronicité, la périodicité, l’intermittence, la recrudescence ou la somnolence de la maladie ; qu’elle affecte l’encéphale ou le rectum, le côlon transverse ou l’intestin grêle, la région cardiaque ou la région pubienne, la cavité thoracique ou la synovie articulaire, les glandes sous-linguales ou les trompes de Fallope ; que ce soit le tétanos, ou la fièvre scarlatine, la catalepsie ou la petite vérole, des tubercules ou un rhume de cerveau, une hernie inguinale ou une fluxion à là mâchoire ; ne sortez pas de là : Vous prendrez matin et soir… comme devant. Vous n’en serez que plus sûrement un bon et véritable médecin de village.
Et comment voulez-vous, après tout ? L’habitant des campagnes est la bête de somme de la civilisation, le limonier du char social dont le riche est la mouche. Quand le cheval de charrue est malade au temps des couvraines, est-ce avec du repos qu’il s’agit de le guérir ?
Une friction et la sellette, un breuvage et le collier : En route, blond ! La limonade, l’orangeade, l’eau gommée et le fauteuil n’ont ni cours ni créance au village. Ces sages lenteurs sont bonnes tout au plus l’hiver, en saison de repos, si d’aventure il n’y a pas fumiers à charrier ou fagots à déboquer. A ces corps endurcis par la fatigue, appauvris par les privations, brûlés par l’oxygénation des glaces et de la canicule, il faut médecines de cheval et breuvages à l’avenant. Du lit à la charrue il n’y a place que pour une ordonnance. « Baillez-la-moi bonne et que j’aille à mes chevaux. » Le médecin temporisateur et méthodique des villes en est encore aux prémisses, que tout est dit pour le médecin de village.
Le monde est superficiel. Il y a des gens qui s’imaginent follement, la tête sur l’oreiller et les pieds sous la plume, qu’il suffit de s’en aller, pendant six ans quelque part, étudier l’anatomie, la physiologie, la pathologie, la nosographie, la chimie, la physique, la botanique, la pharmaceutique, la clinique ; de promener, pendant le même nombre d’années, son individu autour des malades et son scalpel au-dedans des cadavres ; de passer ses journées la main dans les opérations, les pansements et les dissections, et ses nuits le nez dans les Richerand, les Cuvier et les Berthollet ; de joindre à ce petit bagage médical une charge suffisante de littérature, de philosophie et de connaissance du cœur humain, sans parler du désintéressement, de la discrétion, de l’abnégation et du dévouement, pour être un bon médecin de village. Les bonnes gens !
Le médecin de ville croit fermement que tout est dit quand il a visité ses malades ; écrit ses ordonnances, lu son journal et additionné ses cas ; qu’il a recueilli les nouvelles, colporté l’anecdote, promené sa femme et salué sa voisine ; qu’il a fourré sa bonne dans la diligence de Paris, son nez dans les salles de l’hospice et ses pieds dans le four de la cheminée ; qu’il a
enterré sa fluxion de poitrine, dénigré ses confrères plus heureux et fait attendre les clients
à la porte pendant qu’il les attend dans son cabinet. Tandis que le médecin de village, non seulement soigne ses malades et les guérit comme l’autre, les console, les soutient et les encourage dans la maladie, mais encore se mêle à eux en santé, prend part à leurs fêtes, s’associe à leurs douleurs, les aide de ses conseils, leur ouvre ses avis et sa bourse, s’assied
à leur table, accepte le haut bout, tient les cœurs en joie, avertit l’épousée fragile, ramène le mari égaré, envoie de sa cave le vin du dessert, mange, boit, rit, chante, fume, se roule et boule avec eux, le brave homme.
Le médecin de village n’est pas ou médecin, ou chirurgien, ou accoucheur, ou dentiste, ou pédicure, ou oculiste, ou expectant, ou homéopathe, ou n’importe ; il est, à la fois, coup sur coup, sans changer de costume, médecin, chirurgien, accoucheur, pédicure, dentiste, oculiste, expectant et homéopathe. Non pas qu’il soupçonne le similia similibus ; que Dieu l’en préserve ! qu’il se soucie des admirables ressources du faire expectatif ; qu’il connaisse la conformation anatomique et les phénomènes physiques de l’organe de la vision ; qu’il ait jamais entendu parler de l’action des agents chimiques internes et externes sur les substances dentaires ; qu’il ait cherché ailleurs que dans quelques figures coloriées les différentes positions du fétus, ou que la disposition des fibres musculaires ou le cours des artères, des veines, des nerfs et de leurs innombrables ramifications lui soient connus à un autre titre que le cours des fleuves sur une carte de France ; mais simplement parce qu’il est médecin de village.
Car ce titre, pareil au portefeuille, donne la science à la minute et l’infaillibilité par-dessus le marché ; d’un brave homme un peu bavard et pas trop rétif vous fait un homme d’Etat et un grand homme de profession, et d’un praticien à la main expéditive et vigoureuse, une universalité médicale. Et il le faut ainsi. Sa spécialité c’est d’être universel. S’il ne sait tout, il ne sera propre à rien. S’il hésite une fois, le prestige s’évanouit, la confiance recule et le malade guérit à son corps défendant. Dira-t-il au péripneumonique : je suis : anévriste ; à l’hydropique : je suis utériste ; à l’apoplectique : je suis expectant ? Il serait bientôt et certainement réduit à toute la rigueur de ce dernier mode.
– « Hé! voisin Thom’eron, la nouvelle.
– J’ons consulté hier notre nouveau médecin, un fier savant, allez. M’est avis qu’il connaît toutes les maladies que je n’avons point. Je m’en vas cheux le rebouteux. »
Établi dans son universalité, le médecin de village n’est ni docteur en médecine, ni docteur- ès sciences qui veut dire expert dans la science, ni bachelier, ni gradué, ni vétérinaire artiste. Il n’a pas fait ses cours de médecine ici, de clinique là, d’opérations sous un tel, de pansement sous tel autre ; il n’étale point aux yeux une thèse en latin d’hôpital, des brochures vierges et une bibliothèque sacrée à la façon des poésies modernes ; son cabinet n’affiche point un homme profondément absorbé dans des livres qu’il ne lit pas, des observations qu’il ne rédige pas et des méditations qu’il ne médite pas. On y voit modestement un bureau en chêne verreux et une chaise en merisier boiteux ; un encrier séculaire et une plume bissextile ; un dictionnaire de médecine et un chansonnier de l’an VIII ; un fusil double à pierre et une carnassière en peau sans poils ; une perdrix empaillée sous un globe fêlé et un cartel stationnaire sur un socle ébréché ; quatre pipes variées, un baromètre invariable, deux paires de bottes, trois pantoufles, une guêtre, du cirage dans un scapulum, une savonnette dans un coco, une bouteille de rhum et deux verres. Voilà tout.
Le petit verre est l’âme des consultations privées du médecin de village.
– « Ah, c’est vous, la mère Joran. Entrez et fermez la porte comme si vous n’aviez que vingt ans ; si on jase, ce sera du réchauffé. Vous venez pour votre catarrhe, je vois ça. Les enfants trouvent que c’est long, hé, hé ; est-ce qu’ils ont flairé le chausson de laine, les gourmands ? Vous prendrez d’abord un petit verre de doux, hein, pour chasser cette mauvaise pensée-là : du rhum, ça ne vous fera pas de mal. A votre santé, et soyez tranquille. Le père Jérôme, — vous en prendrez bien un second ; — le père Jérôme en a porté un, de catarrhe, pendant vingt-deux ans et neuf mois — à votre, santé, la maman Joran ; — et il vivrait encore s’il ne l’avait pas emporté. Combien voilà-t-il que vous avez le vôtre ? Deux ans au plus ? Encore un petit verre par là-dessus et ne vous inquiétez pas du reste. Je passerai chez vous tantôt. »
Et n’allez pas croire, lecteurs du beau monde, que le verre de rhum, ou le verre de trois-six, ou le verre de vin et la croûte figureront sous un déguisement honnête sur le mémoire après mort ou guérison, comme c’est l’usage chez les gens de haute et basse finance, de grand et petit commerce qui font payer à la pratique l’user du chapeau qui la salue. Hélas! le médecin de village ne fait pas plus de mémoire que la mort de crédit. A la demande : — Combien vous dois-je ? le confrère illustre répond au riche vaniteux : Ce que vous voudrez, et notre homme à la ménagère épuisée : Ce que vous pourrez. Son livre est dans le souvenir de ses malades, sa garantie dans leur cœur. Quand la récolte est bonne, il reçoit un à-compte ; quand elle est mauvaise, il patiente et oublie.
– Mère Philippe, penserez-vous à moi, bientôt ?
– Tout de suite, si vous voulez. J’ai amassé une dizaine d’écus que je pensais acheter une culotte et une veste avec à mon dernier, pauvre petit ; mais je vous les porterai.
– C’est inutile, mère Philippe ; achetez toujours, j’attendrai.
Et il attend, l’excellent homme. Éloigné du luxe des villes et des vanités des riches, il vit de peu et cumule des espérances. Dans nos temps de rude misère et de travail sans fin, il marche et se résigne. Que le soleil brûle la terre ou que le givre la blanchisse, il va, le jour, la nuit, à toute heure, où la maladie l’appelle ; rien ne le distrait d’une vie qui n’est plus à lui. Avec quoi la remplirait-il ? Il n’y a pour lui ni soirées, ni spectacles, ni réunions, ni romans nouveaux, ni politique nouvelle. Il part le matin et rentre au logis le soir, déjeunant où il plaît à Dieu, et dînant quand il dîne. Un fermier lui envoie un cent de foin, un autre des gerbées ; celui-ci une sachée d’avoine, l’autre, une paire de poulets ; la Providence fait le reste, et notre homme laisse faire la Providence. Content de la veille, peu soucieux du lendemain, inébranlable dans ses convictions médicales et ferme sur l’étrier, il va son train, gaiement.
Vous voyez, le matin, vers dix heures, plus ou moins, passer un cheval bai marron, lisse en tête, maigre, haut, long, efflanqué, écourté, buvant dans son blanc. Il va l’amble traquenardé et porte sur son dos une selle d’une incontestable maturité. Il y a, le long des quartiers crevassés et crénelés, deux jambes qui, par un mouvement de va-et-vient régulier comme le vote du budget, entretiennent la monture dans une progression non interrompue. Si par une cause ou par une autre, cette stimulation alternative vient à cesser, la bête s’arrête, prend une demi-volte, broute l’herbe du rayon et vous laisse le loisir d’examiner l’homme. L’opération est courte. Il se compose d’une redingote et d’un chapeau dont la superposition est si mathématique qu’elle ne permet d’apercevoir qu’une forte saillie, destinée, selon toute apparence, à étayer la partie antérieure de la coiffure. Une coloration vigoureuse trahit l’incognito et révèle le nez du médecin de village. C’est lui. Il va faire une troisième visite à son malade, le père Thomas. En approchant des premières maisons, il entend un son de cloches, son funèbre, fait demi-tour, pique des deux et part ventre à terre. Il a oublié sa tabatière.
Non pas que notre praticien redoute la vue des morts, Dieu merci, ni la langue des vivants. Il connaît de longue main toutes les fadaises que l’on débite, en bonne santé, sur le grand art et ne s’en soucie guère, certain que la première colique lui fera raison des mauvais plaisants. Aux femmes, le soin, de plaindre les malades, à lui de les guérir, dit-il. Une sensibilité excessive est une compagne, aussi funeste que rare pour le médecin, et nuit à la clarté de l’œil qui interroge, comme à la fermeté de la main qui sonde. Esclave de la loi commune, l’habitude a émoussé en lui cette fleur délicate de l’humanité ; une douleur aiguë qui crie et pleure est un cas médical, la résignation, une exception, et la mort une solution, simplement. Tant que le malade vit, il appartient au médecin ; il est sa propriété, sa chose, son affaire, sa maladie ; c’est contre elle qu’il lutte et non contre la mort ; c’est la maladie qu’il tue et non pas l’homme qu’il sauve. Si d’aventure, il se laissait entraîner par la considération, de l’individu, à des pensées extra-médicales, tout serait perdu, maladie et malade. Que les autres voient dans le patient un père, un ami, un frère, à la bonne heure ; il y voit un cas dont la mort fait un homme ; alors il entre dans la douleur commune, plaint le défunt, énumère ses qualités, console la veuve, réconforte les amis et offre une prise à ceux qui en usent.
La tabatière du médecin de village remplace le cerveau du médecin ordinaire. C’est là dedans qu’il réfléchit. On reconnaît à sa manière de l’extraire, de la tenir, de la tourner, de
l’ouvrir, de pétrir son tabac, d’élaborer sa prise, de la tenailler entre ses énormes phalangiens, de la hausser au niveau du cartilage, et de l’absorber par les fosses nasales ; on reconnaît la gravité de la maladie, les chances de guérison et l’époque probable du contraire. Une prise de moyenne dimension est un indice aussi certain d’un cas productif, qu’une aspiration légère et rapide d’une prompte guérison, et une charge complète d’une succession à ouvrir. Le nombre des prises varie également selon la complication du mal, l’obscurité des symptômes, la difficulté du diagnostic et l’incertitude de la pronostication. Jamais malade n’a résisté à une quatrième introduction de l’index médical dans le livre des oracles du médecin de village. Que Dieu le bénisse !
Un philosophe célèbre portait avec lui sa richesse ; notre médecin porte dans ses poches la vie de ses malades : il y a progrès. Doublées de cuir, elles sont au nombre de quatre : deux postérieures, deux antérieures; celle-ci à la région thoracique, les autres voisines des fémurs. Vastes, profondes et imperméables, elles remplacent, pour le médecin de village, l’ordonnance écrite du confrère de la ville ; elles sont, à la fois, meuble, pharmacie, et pilon.
Les mixtions se font ordinairement au trot de Cocotte et la potion arrive, tiède, à sa destination. De mémoire de malade, la poche droite postérieure produit les quatre fleurs, le chiendent, la guimauve et le sirop de violettes ; la gauche fournit le sulfate de quinine, la rhubarbe, la digitale pourprée et l’immortel laudanum de Chidermann. Antérieurement sont casés les minoratifs, les laxatifs, les émollients et la trousse formidable. Dans une poche du gilet s’arrondit la tabatière, dans l’autre se dresse le pied-de-biche. Le mouchoir de poche habite, selon la saison ; le fond du chapeau qu’il assure, ou la fonte gauche qu’il orne galamment. Le médecin de village, arrache les dents, cela va sans dire… et vient sans douleur, dit-il. Ouvrez la bouche.
Quand le médecin de ville est à bout de science et que la solution le talonne, il insinue la consultation et fait mine de la subir. Cela le pose et l’épaule. Chose curieuse du reste et instructive. On arrive, on se salue ; comment se porte madame ? Que dites-vous de la petite actrice ? Et l’on tâte le pouls. Les symptômes dits et reconnus : c’est une entéro-gastrite, dit l’un ; une gastro-céphalite, dit l’autre; une péri-pneumonie chronique, à mon avis. Les antiphlogistiques feront bien ; les toniques à haute dose sont indiqués ; je penche pour les laxatifs. Du reste le traitement adopté par monsieur est parfaitement convenable. — A charge de revanche, confrères.
Les confrères du médecin de village sont dans sa tabatière. Elle tient, en moyenne, deux onces de consultations ; pour dix sous il l’emplit, tous les deux jours, de gastrites, d’entérites, de céphalites, de duodénites, de bronchites et les en tire en un besoin. Tout parmi se rencontrent les émulsions, les laxations, les frictions, les réactions, les évacuations, les ponctions et les acuponctions. Sa mémoire n’est point chargée de ces mille nuances qui font la désolation des praticiens et la consolation des héritiers. Pour lui tout est clair, net et simple. Si l’estomac est malade et la tête compromise, il guérit l’estomac d’abord sans, pour cela perdre la tête, comme il dit. Chaque chose en son temps et la méthode avant tout.
Sa méthode à lui est d’égayer son malade. On dit au village qu’il ferait rire un mort, et il rit ; bien différent de son confrère de ville, dont l’habit déteint sur la figure, qui interroge gravement, examine son sujet comme on regarde passer un convoi, médite, cligne de l’œil, sourit jaune et, répand dans l’escalier un son de cloches et une odeur d’église.
– « Eh bien, gros Pierre, c’est vous qui accouchez cette fois, hé, hé! Vous voilà sur le dos comme un pigeon sur le gril. Soyez tranquille, vos plumes repousseront plus vite que les siennes. Hé, Guiguite, descendez un peu à la cave. »
Sur quoi il s’attable, abdique son chapeau, développe, son abdomen et laboure sa tabatière. « Les blés du voisin Buron sont beaux, mais les jeunes filles leur font du tort ; elles aiment trop les bluets. Thérèse Coupon en cueillait dans la pièce à Jean-Claude l’autre soir, et, se voyant serrée de près, elle s’enfuit et a perdu ses fleurs. Le curé dit que sa servante a forcé la serrure de sa cave et qu’il la changera pour une neuve. Monsieur le maire a pris, le mois passé, un arrêté pour qu’il n’y ait plus de pauvres dans la commune ; là-dessus il a trouvé trente peupliers sciés par le pied. Second arrêté qui ordonne que tout le monde pourra être pauvre après avoir payé ses contributions et les mois d’école des petits. Le père Crotard veut marier sa fille à Simon Toulet, qu’elle n’aime pas ; elle lui a dit que, s’il l’épousait malgré elle, il verrait. »
C’est la médecine expectante du médecin de village ; c’est la bonne. Les habitudes, sinon simples, du moins frugales des campagnards n’ont que faire de la pratique raffinée des villes. Leurs maladies sont uniformes comme leur vie ; la fatigue et les privations les produisent pour la plupart. Du bouillon gras et du bourgogne, quelques sangsues et des contes gais, voilà la pratique, et notre homme la connaît. Leur parlera-t-il de Lamartine ou de Sand, de Virgile ou de Shakespeare, de Tite-Live ou de Sismondi ? S’il connaît ces noms il les oubliera ; et s’il ne les connaît pas, il s’en passe bien et ses malades aussi. Il faut des caractères d’une trempe supérieure, des goûts et des besoins profondément enracinés, pour conserver dans cette continuelle fréquentation du chaume l’amour pur et saint de la littérature. Parcourir une lettre de Pascal et percevoir l’historique d’un gargouillement dans le ventre avec de grands maux de tête et des rhumes d’estomac, sont aussi antipathiques que le pouvoir et la mémoire. Le médecin littérateur que la nécessité rive au village, meurt, comme une fleur délicate qui languit, s’incline et se dessèche aux rayons d’un soleil ardent.
Qu’arrive-t-il ? La vie de bien des millions d’hommes est abandonnée aux chances d’une pratique dont le vice capital est l’absence d’une instruction solide, que remplace une routine aveugle d’abord, puis entêtée, puis insouciante. Dira-t-on, et on le dit, que la science ne suffit pas pour guérir ; que la médecine ne s’apprend pas tant dans les livres que dans l’exercice ; que le véritable talent du médecin est dans son coup d’œil ? Il est vrai qu’il y a chez le véritable médecin une sorte d’instinct qui lui révèle par intuition, pour ainsi dire, le secret de la maladie ; mais qu’en fera-t-il s’il ne connaît toutes les ressources de son art ? Et quel plus noble, quel plus généreux usage, celui qui réunit ces qualités précieuses peut-il en faire, que de les consacrer aux misères des campagnes ? L’essor immense donné à la culture des sciences et des lettres jette tous les ans sur les bancs des écoles, sur le pavé des grandes villes, une foule de jeunes gens dont, pour la plupart, la vie s’écoule dans de longues, de pénibles et d’inutiles privations, quand le désespoir ne la termine pas brusquement. De quelle influence ne serait pas sur les villageois ignorants et misérables la présence de ces hommes éclairés, puissants de savoir et de dévouement, s’ils voulaient courageusement se dévouer à cette généreuse mission ? Que de préjugés ridicules et funestes à déraciner ! Combien de conseils à semer, que d’améliorations matérielles et morales à tenter ! Et l’on sait de quel poids est la voix du médecin ! La jeunesse se plaint que les portes de l’avenir sont fermées pour elle ; celle-ci est ouverte toute grande. Il est vrai que pour en passer le seuil il faut laisser derrière soi l’habitude sitôt prise de ce que l’on nomme les plaisirs de la société ; comme si la conscience d’un devoir accompli et les joies de l’étude, impérissables et sans remords, ne pouvaient faire une existence digne d’être tentée. Mais non ; l’on craint de s’enterrer dans un village, de s’encroûter au milieu des paysans, de ne trouver personne à qui parler ; et l’on babille chez la modiste, on va au bal et au spectacle, on lit Paul de Kock à 2 sous le volume, on pérore sur la fraternité universelle et sur la misère du peuple, et l’on meurt de faim, ou d’ennui, ou de regrets, ou d’opium.
Ainsi vont les choses humaines. Où la vie est plus précieuse et la santé plus nécessaire ; où l’existence est dans le travail et le pain des enfants dans les bras du père ; où huit jours perdus font des mendiants quand la misère ne franchit de suite ce pas si glissant : là une médication abandonnée à ses propres forces, privée des secours et du stimulant intellectuel qui rayonnent autour des grands foyers de la science, et dont le tact est émoussé par les aspérités sociales et les durillons de la pauvreté, lutte à la fois et souvent avec un sublime dévouement, contre l’obscurité du mal et l’ignorance du malade, contre les progrès de la maladie et les ravages de la misère, tandis que dans les villes, la richesse, les hospices, la charité officielle et la bienfaisance voilée tendent au médecin une main douce et facile, permettent une temporisation impossible au village enlèvent aux yeux du malade le spectacle déchirant et mortel d’une famille sans pain et d’un lendemain sans asile, et transforment en une foule de cas la Science de guérir en l’art de savoir attendre.
Qui me dira s’il faut rire ou se fâcher rouge ?
Où est la balance équitable du bien et du mal que fait au village son médecin facétieux, routinier, bienfaisant et consolateur ? Lui infligera-t-on le docteur noir avec sa science, ses prescriptions et ses lenteurs ruineuses, et obtiendra-t-il jamais auprès des paysans têtus et rétifs l’entière et aveugle confiance du médecin selon leur cœur ? C’est la foi qui sauve.
Ce que les institutions ne peuvent sera fait par un agent plus puissant que l’homme, le temps. Le type pur du médecin de village qu’on a eu l’honneur de faire passer sous les yeux du lecteur disparaît de jour en jour, et fait place au jeune médecin connu sous le nom d’officier de santé.
Que Dieu protège la vôtre !