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Les conseils du tabacologue Tolstoï


Le fumeur, Edouard Manet

Dans le bras de fer qui oppose les buralistes à la ministre de la Santé autour de la mise en place du paquet « neutre », Tolstoï aurait certainement pris fait et cause pour cette dernière. Ancien fumeur, l’écrivain russe a dénoncé les effets du tabac, qui engourdit la conscience, endort l’intelligence. Dans Plaisirs vicieux, il se livre à un réquisitoire cinglant contre la tyrannie de la cigarette.

Les amateurs du tabac affirment qu’il épanouit l’âme, éclaircit la pensée, distrait et procure un plaisir, mais qu’il n’a pas la propriété, comme l’alcool, de paralyser la conscience.

Mais il suffit d’analyser soigneusement les conditions dans lesquelles le besoin de fumer est particulièrement pressant pour se convaincre que l’engourdissement du cerveau, à l’aide de la nicotine, éteint la conscience, comme l’alcool, et que le besoins de cet excitant est d’autant plus pressant que le désir d’étouffer le remords augmente.

S’il était vrai que le tabac ne fit que procurer un plaisir quelconque et éclaircir les pensées, on n’en éprouverait pas le besoin passionné, dans certaines circonstances nettement définies, et nous ne verrions pas des gens assurer qu’ils seraient plutôt disposés à se priver de nourriture que de tabac.

Le cuisinier dont je parlais a raconté devant le tribunal qu’après être entré dans la chambre à coucher de sa victime, et lui avoir coupé la gorge, lorsqu’il l’avait vue tomber à la renverse en poussant un cri, pendant que le sang coulait à flots, il était resté pétrifié à la pensée de son crime. « Je n’ai pas eu le courage de l’achever, s’écriait-il ; je suis allé dans le salon, me suis assis et j’ai fumé une cigarette » Et ce n’est que lorsqu’il eut engourdi son cerveau par la fumée qu’il rassembla ses forces, retourna dans la chambre à coucher et acheva sa victime.

Il est évident que sa passion pour le tabac, dans des conditions aussi particulières, était inspirée, non par le désir d’éclaircir ses pensées ou de se procurer quelque joie, mais par la nécessité d’étouffer la voix qui l’empêchait d’achever le crime qu’il avait commencé.

Tout fumeur peut, s’il le veut, remarquer le même besoin, nettement exprimé, d’engourdir ses facultés intellectuelles, dans certains moments critiques de sa vie. Quant à moi, je puis parfaitement bien me rappeler, à l’époque où je fumais encore, les moments où le besoin de fumer était plus pressant, plus tyrannique. Cela arrivait presque toujours dans le cas où je voulais oublier certaines choses, endormir ma pensée. Parfois, resté seul et oisif, j’avais conscience que je devais travailler, mais tout travail m’était pénible. J’allumais alors une cigarette et je continuais à rester oisif.

Dans d’autres moments, je me rappelais soudainement que j’avais un rendez-vous pour telle heure, mais que j’étais trop attardé ailleurs, et qu’il était trop tard pour y aller. Comme ce manque d’exactitude m’était fort désagréable, je prenais une cigarette et je faisais passer mon dépit dans les spirales de la fumée. Lorsque je me trouvais dans un violent état d’irritation et que j’avais offensé mon interlocuteur par le ton de mes paroles, alors, tout en ayant conscience que je devais cesser, je continuais et je me mettais à fumer.

Lorsque je jouais aux cartes et perdais plus que je ne l’avais décidé, j’allumais une cigarette et continuais à jouer. Chaque fois que je me mettais dans une fausse position, commettais ou une erreur ou une action blâmable, et ne voulais pas en convenir, je faisais retomber la faute sur les autres et je me mettais à fumer.

Lorsqu’en écrivant un roman ou une nouvelle, j’étais mécontent de ce que j’avais écrit, et avais conscience que je devais cesser le travail commencé, mais que, d’un autre côté, j’avais le désir de le terminer quand même, je prenais une cigarette et je fumais.

Discutais-je quelque question et avais-je conscience que mon contradicteur et moi l’envisagions sous un point de vue différent et que nous ne pourrions, par conséquent, jamais nous comprendre, alors, si j’avais le désir absolu de continuer la discussion malgré tout, j’allumais une cigarette et je continuais à parler.

La propriété caractéristique qui distingue le tabac des autres narcotiques, outre la rapidité avec laquelle il engourdit l’esprit et sa prétendue innocuité, est sa facilité de transport et d’usage. Ainsi l’absorption de l’opium, de l’alcool, du hachich est toujours plus compliquée. On ne peut s’y livrer en tout temps et en tout lieu, tandis que l’on peut transporter du tabac et des cigarettes sans aucun inconvénient.

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De plus, le fumeur d’opium et l’ivrogne inspirent le dégoût et l’épouvante, tandis que le fumeur de tabac ne représente rien de repoussant. Enfin le tabac a encore une propriété qui facilite son usage. Tandis que l’étourdissement que produisent le hachich, l’alcool, l’opium s’étend sur toutes les impressions et toutes les actions reçues ou commises dans un laps de temps relativement long, l’action engourdissante du tabac peut être réglée suivant les nécessités de chaque cas particulier. Désirez-vous, par exemple, commettre une action blâmable ? Fumez une cigarette, endormez votre intelligence juste autant qu’il faut pour faire ce que vous réprouvez, vous vous trouverez ensuite frais et dispos, vous pourrez parler et penser avec la netteté ordinaire. Supposons que vous êtes affecté d’une sensibilité maladive et que vous sentez trop vivement le remords d’une faute que vous avez commise : fumez une cigarette, et le remords rongeur s’évanouira dans la fumée du tabac. Vous pouvez aussitôt vous occuper à autre chose et oublier ce qui a provoqué votre dépit.

Mais, s’il faut conclure pour tous les cas particuliers dans lesquels les fumeurs recourent au tabac — non pour satisfaire une habitude ou par passe-temps, mais comme un moyen d’endormir la conscience — ne voyons-nous pas une corrélation étroite et nette entre le genre de vie des hommes et leurs passions pour le tabac ?

Quand les jeunes gens commencent-ils à fumer ? Presque invariablement lorsqu’ils ont perdu l’innocence de l’enfance. Pourquoi les hommes qui fument peuvent-ils abandonner cette habitude lorsqu’ils arrivent à un plus haut degré de développement moral, tandis que d’autres se remettent à fumer aussitôt qu’ils se trouvent dans un milieu inférieur qui favorise ce vice ?

Pourquoi presque tous les joueurs sont-ils de grands fumeurs ? Pourquoi les femmes qui mènent une vie irréprochable, morale, ne fument-elles pas en général ? Pourquoi les courtisanes et les névrosées fument-elles toutes sans exception. Certes, dans ce cas, l’habitude est un facteur qu’on ne doit pas négliger, mais, tout en le prenant en considération, nous devons quand même admettre qu’il existe une certaine corrélation nettement exprimée, indiscutable, entre l’usage du tabac et la nécessité d’étouffer la conscience, et que cet usage produit certainement, sans aucun doute, un pareil effet.

LE LIVRE
LE LIVRE

Plaisirs vicieux de Léon Tolstoï, Charpentier, 1892

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