Les maladresses d’Antonio Scurati
Publié en juin 2015. Par Lisa Ginzburg.
Un écrivain italien d’une certaine célébrité, Antonio Scurati, a choisi de dédier une bonne partie de son dernier roman (Il tempo migliore della nostra vita, Bompiani) à la personne de mon grand-père, Leone Ginzburg. Juif d’origine russe ayant grandi en Italie, très courageux militant dans la Résistance anti-fasciste italienne (il fut du petit nombre des académiciens à refuser de signer, dans l’année 1934, l’adhésion au parti fasciste) Leone Ginzburg a été traducteur de Tolstoi et de Pouchkine (entre autres). Il était doué d’un extraordinaire talent philologique et éditorial (avec Giulio Einaudi et Cesare Pavese il a fondé la maison d’édition Einaudi). Il a rencontré la mort en février 1944, torturé dans la section allemande de la prison de Regina Coeli, à Rome.
Même si le retrouver protagoniste d’un roman peut me déranger personnellement, il faut que je surmonte la gêne : ça ne me concerne pas. Le problème c’est que Scurati se sert de la figure de Leone Ginzburg pour parler de sa propre histoire, de ses grands-parents à lui, de ses origines « ordinaires ». Son propos ne fait rien de moins qu’établir une comparaison entre un homme « extraordinaire » d’une part, et de l’autre des personnes modestes, celles de sa famille, les Scurati et les Ferrieri. Des femmes et d’hommes « sans importance », avec des vies « quelconques », qui, de manière moins cruelle que mon grand-père, ont respiré la même atmosphère de guerre, persécution, discrimination, mettant en péril toute forme d’existence « normale ».
La raison profonde et la fonction (narrative, plus qu’intellectuelle) de ce genre de comparaison m’échappent complètement, mais j’essaie de contrôler les sensations de dérangement croissant, et je poursuis dans la lecture. La vie de Leone Ginzburg (et aussi, après le mariage, celle de sa femme, ma grand-mère l’écrivain Natalia Ginzburg) est examinée sous toutes les coutures. Et pourtant, il y a de la part de Scurati une curiosité, une attention portée aux documents et aux événements qui n’est pas du tout lucide, ni respecteuse. Un intérêt ne correspondant d’aucune manière à celui déclenché par un regard qui maintient une saine distance, et est ainsi capable de construire une narration passionnante dans la mesure où elle reste objective. L’attachement de l’auteur à son « sujet » (la figure de mon grand-père) possède en revanche quelque chose de morbide. Ce n’est pas un hasard si le style utilisé est emphatique, redondant, alors que dans les pages dediées à sa propre famille (moins nombreuses) Scurati sait être bien plus sobre et incisif.
Pourquoi penser les vies humaines en terme d’« extraordinaires » et « ordinaires » ? Je me pose la question. À mes yeux, déjà la contraposition en elle même contient quelque chose d’absurde. De plus, les deux histoires (celle de mon grand-père et celle de la famille de Scurati) ne sont jamais mises en dialogue. Aucun rapport entre l’une et l’autre, au delà de l’évidence qu’elles se déroulent dans les mêmes tragiques années. Où réside donc l’intérêt d’une telle confrontation ?
Pendant son exil politique (dans les Abruzzes) en compagnie de sa famille (sa femme Natalia et trois enfants, mon père, son frère, sa soeur), Leone Ginzburg continuait son travail intellectuel, un travail acharné en dépit de terribles difficultés. Il traduisait Tolstoi, Guerre et Paix, en ajoutant au texte quelques pages d’introduction. Il y établissait une distinction entre « le monde historique, celui de la guerre », et « le monde humain, celui de la paix ». Scurati a l’audace (ou le triste instinct émulateur) d’utiliser la même distinction dans les argumentations finales de son désagréable roman. Ginzburg représenterait, selon sa lecture, le monde de la guerre ; l’autre monde, celui de sa famille à lui, le monde de la paix.
Oh là là. À mi chemin entre les deux univers, le besoin que Scurati a de continuellement s’appuyer sur des figures historiques du passé pour donner un sens, un fil conducteur à son livre – a la vie même, il veut nous faire croire – est confus, lâche, inutile. Il aurait pu tout simplement raconter l’histoire de sa propre famille, de ses grands-parents à lui, sans déranger les miens : je ne peux m’empêcher de le penser. Tout au long de ses pages, j’ai arrêté de garder sous contrôle mon dérangement, et je m’abandonne enfin à mon malaise, et à mon dégoût. Oui, il aurait pu utiliser un ton moins « haut » et plus authentique, parler de ce qu’il connaît ou a toute la liberté d’imaginer, mais pas de ce qu’il veut magnifier pour des raisons « éthiques » inauthentiques et artificielles. Écrire un autre genre de livre ; ou bien se taire, au lieu de déranger certaines sensibilités avec la myopie de ses fausses analyses.
Lisa Ginzburg