Le restaurant, invention des Lumières

Plusieurs candidats se disputent le titre de premier restaurant digne de ce nom. Une chose est sûre : c’est à Paris qu’est né ce nouveau type d’établissement où l’on dégustait des volailles au gros sel et des œufs frais sur de petites tables sans nappe.


Le temps n’est pas si lointain où le mot « restaurant » signifiait simplement « fortifiant », au sens propre ou figuré. En 1775, dans L’Histoire de Jenni ou l’Athée et le Sage, Voltaire écrit : « Le père tout tremblant le fait reposer. On lui fait prendre des restaurants ». Mais, depuis quelque temps, le mot servait surtout à désigner le bouillon de bœuf servi dans des échoppes – sans viande, car au temps des corporations celle-ci était réservée aux aubergistes et aux traiteurs. Et, à l’époque où Voltaire écrit son texte, les premiers restaurants au sens moderne du terme avaient ouvert à Paris. Dans un ouvrage très documenté intitulé Paris démoli, publié en 1853 par l’homme de lettres Édouard Fournier, on lit : « Tout près de là, dans la rue des Poulies [au début de l’actuelle rue du Louvre], s’ouvrit, en 1765, le premier Restaurant, qui fut ensuite transféré à l’hôtel d’Aligre. C’était un établissement de bouillon, où il n’était pas permis de servir de ragoût, comme chez les traiteurs, mais où l’on donnait “des volailles au gros sel, des œufs frais et cela sans nappe, sur de petites tables de marbre”. Boulanger, le maître de céans, avait pris pour devise ce passage de l’Évangile : Venite ad me omnes qui stomacho laboratis, et ego vos RESTAURABO (1) ; de ce dernier mot vint le nom de Restaurant gardé par la maison de Boulanger, et pris ensuite par tous ceux qui l’imitèrent. La maîtresse du lieu était jolie, et la chalandise y gagna. Diderot y vint comme les autres. Il écrit, le 19 septembre 1767, à Mlle Volland : « Mardi, depuis sept heures et demie jusqu’à deux ou trois heures, au Salon, ensuite dîner chez la belle restauratrice de la rue des Poulies. » Curieusement, cette origine fait l’objet de discussions passionnées chez les historiens. L’Américaine Margaret Visser pense avoir démontré que le premier restaurant a en fait été établi l’année suivante par un étrange personnage, Mathurin Roze de Chantoiseau. Celui-ci a publié en 1769 une sorte d’annuaire des « pages jaunes » avant la lettre, un almanach des corps de métiers de Paris, avec leur adresse, commentaire à l’appui. Paru sous le nom de Chantoiseau, l’almanach fait l’éloge d’un certain M. Roze – lui-même – qu’il présente comme l’inventeur du premier restaurant. Où ? À l’hôtel d’Aligre, rue Saint-Honoré, justement là où Boulanger aurait déménagé. Son exemple (ou celui de Boulanger ?) a été suivi par un certain Jean-François Vacossin, rue de Grenelle, qui aurait placé au fronton de son établissement la formule en latin dont la paternité revient selon Édouard Fournier au Boulanger de la rue des Poulies. Si Diderot est venu chez Boulanger, Rousseau, lui, s’est attablé chez Vacossin, en 1776 ou 1777, en compagnie de Thérèse, du restaurateur et de sa famille. Il a été choqué par l’une des innovations de ce nouveau commerce : alors qu’auparavant n’existaient que des tables d’hôte à menu et prix fixes, où l’on ne choisissait pas ses voisins, il lui fallut payer la note pour les plats qu’il avait choisis. Dans son livre, Margaret Visser s’en prend surtout à un mythe tenace, selon lequel le restaurant a été inventé pendant la Révolution par les cuisiniers d’aristocrates exilés ou guillotinés, qui auraient ainsi trouvé à s’employer. En 1791, Méot, ancien boucher de la maison de Condé, ouvrit ainsi rue de Valois un restaurant qui fut apprécié de Robespierre et de Saint-Just. Mais le mythe n’était pas si répandu, comme l’atteste le témoignage d’Édouard Fournier, d’ailleurs cité largement dans le Littré. Et nul n’ignorait que d’autres restaurants célèbres avaient ouvert avant la Révolution, tel le Beauvilliers, installé en 1782 ou 1783 au Palais-Royal par le restaurateur de ce nom. Lequel publiera en 1814 un fameux Art du cuisinier, en deux volumes.    

Notes

1| « Venez à moi, vous dont l’estomac souffre, et je vous restaurerai. » Extrait quelque peu détourné de l’Évangile selon saint Matthieu (« Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et ployez sous le fardeau, et je vous soulagerai »).

ARTICLE ISSU DU N°67

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