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France-Angleterre vu par un lord anglais


Henri de Toulouse-Lautrec

Ils sont nos meilleurs ennemis. On ne cessera jamais de s’étonner de leurs habitudes et de les moquer. Ce qu’ils nous rendent bien. Dans Essai sur les mœurs et la littérature des Anglais et des Français (1822), Lord Russell, deux fois Premier ministre de la reine Victoria, s’essaie à comparer les caractères des habitants des deux côtés de la Manche. Et chacun en prend pour son grade.

Nous entendons souvent parler de l’orgueil des Anglais ; c’est en effet le sentiment qui les distingue des autres nations de l’Europe, remarquables à leur tour pour leur vanité. Ces deux passions sont la cause de la plupart des différences qu’on observe dans le gouvernement, les villes, les sociétés, la table et les habillements, en débarquant, soit à Douvres ou à Calais.

Les Français ont toujours eu, jusqu’à nos jours, la vanité de paraître puissants aux yeux des autres nations, même aux dépens de leur liberté et de leur bonheur intérieur. Telle fut la base de leur admiration pour Louis XIV et pour Bonaparte, et aussi longtemps qu’ils purent faire parade de la borderie de leur habit, ils ne s’embarrassèrent guère de l’état délabré de la doublure. Même à présent, si on analysait avec soin leur zèle pour une constitution libre, on trouverait qu’il provient de ce qu’ils s’imaginent qu’il est maintenant de mode de limiter le pouvoir monarchique. Ils pensent qu’il ne conviendrait pas à une grande nation de ne pas avoir une chambre des députés, ou que la liberté de la presse fût plus restreinte chez elle que chez ses voisins. L’Anglais, d’un autre côté, exige que son roi le gouverne d’après les lois ; il ne peut supporter qu’on usurpe sur lui d’autre suprématie que celle qui a été sanctionnée par la constitution ; il obéit au magistrat, mais il réserve son admiration pour la vertu et le talent.

On voit sur le continent des édifices publics magnifiques ; mais la volonté du monarque a disposé de l’argent de l’Etat, afin de flatter la vanité de ses sujets. En Angleterre, on ne consent à aucune dépense de ce genre, à moins qu’elle ne tende à quelque but utile. Les habitations des particuliers sont aussi beaucoup plus belles sur le continent qu’en Angleterre ; mais pour avoir de grands appartements de réception, les nobles se soumettent à vivre dans des greniers, et se contentent d’avoir des escaliers communs ; un locataire donne un brillant concert au premier, tandis qu’une vieille femme prépare son pauvre repas au rez-de-chaussée. En Angleterre, l’homme qui possède la fortune la plus médiocre veut avoir une maison entière, où il occupe quelques chambres basses, sombres et tristes, mais où il est indépendant.

On recherche avidement sur le continent les plaisirs de la société ; elle n’est, en effet, qu’un échange de douces vanités, et comme elle offre par cela même beaucoup de jouissances, elle est devenue un des points essentiels de la vie. Mais les Anglais, qui sont orgueilleux et peu communicatifs, ne trouvent aucun charme dans les réunions ; ils ne se rassemblent donc que lorsque l’un d’entre eux peut satisfaire son orgueil et son hospitalité en donnant un dîner ou un souper. La conversation est alors d’obligation ; et excepté près d’une bouteille de vin, qui tout à la fois réveille l’esprit et dilate le cœur, un véritable John Bull [1] se livre rarement au plaisir de causer : c’est en restant au coin de son feu, en éloignant tout le monde, hormis sa famille, en s’étendant dans une bergère, avec la certitude qu’il n’est contraint d’amuser personne, qu’il se trouve réellement confortable, expression sur laquelle roulent toutes les prétentions de sa langue et de son existence. La véritable signification que l’on peut donner à ce mot consiste dans une grande considération pour soi-même, et dans un oubli total des autres. C’est ce désir d’être confortable, et ce même orgueil morose, qui empêche un restaurateur de prospérer à Londres ; car bien que les John Bull pourraient y trouver un meilleur dîner à moitié prix, ils préfèrent cependant manger une côtelette chez eux. Pour la même raison, les villes du continent sont pleines de cabinets de lecture ; mais un Anglais lit son journal chez lui, et tandis qu’un beau jour chasse tous les Français hors de leurs demeures, les tailleurs hautains et les fiers épiciers passent, en Angleterre, leurs soirées dans une petite arrière-boutique de six pieds carrés, presque étouffés par l’odeur de fromage qu’exhale le comptoir.

La même différence existe entre le costume des insulaires et celui des habitants du continent. Ces derniers déploient beaucoup de luxe dans les grandes occasions, et ils se mettent alors avec goût et un art consommé ; mais dans tout autre cas ils se négligent, et chacun s’habille à sa fantaisie ; de sorte qu’un homme qui ne peut avoir de beaux habits est reçu dans les meilleurs sociétés, bien qu’il soit vêtu plus que simplement. En Angleterre, les hommes, ni les femmes ne portent de riches vêtements ; mais l’artiste le plus pauvre, ou l’auteur le plus misérable se sentiraient humiliés s’ils ne paraissaient pas dans le monde mis aussi bien qu’un duc. De là vient une uniformité insupportable dans les costumes, et l’habitude si générale à Londres de ridiculiser toute personne qui s’écarte de la mode. Je me permets ici de protester contre cette tyrannie : non seulement on exige qu’un homme du monde se conforme aux usages reçus, mais il faut aussi que celui qui est exempt de préventions se soumette aux caprices de la mode. La conversation de Dandolo ne se fait remarquer que par des observations fines et ingénieuses sur la longueur d’un habit ou sur la couleur d’un gilet ; il veut amuser en indiquant jusqu’à quel point on s’écarte des règles du goût. De tous les hommes, c’est lui qui a le moins à se plaindre de la chute de nos premiers pères, puisque la transgression d’Adam lui a fourni une source d’innocentes occupations, ainsi que les aliments nécessaires à son esprit.

Notes

[1] John Bull est le nom d’un personnage créé en 1712 et symbolisant l’Angleterre, à l’instar d’Oncle Sam. Figure bourgeoise, il porte un haut-de-forme et affiche son embonpoint sous son gilet taillé dans l’Union Jack.

LE LIVRE
LE LIVRE

Essai sur les mœurs et la littérature des Anglais et des Français de John Russell, Pillet-Aîné, 1822

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