Sous-entendus insidieux
Publié en mars 2009. Par Hervé Le Bras.
Démographe et directeur d'études à l'EHESS (Ecole des Hautes études en sciences sociales), Hervé Le Bras a analysé pour Books l'article de Wikipédia consacré à l'institution.
L’article de Wikipedia bien qu’assez court contient nombre
d’imprécisions et d’erreurs mineures dont on va donner plusieurs
exemples mais son principal défaut est ailleurs dans le dosage des
informations et dans les sous-entendus plus ou moins insidieux qui
finissent par brosser un tableau absolument faux de l’institution.
Premier paragraphe de l’article Wikipédia :
Il commence par affirmer que la création de l’EHESS en 1947 s’est
réalisée à l’initiative de la fondation Rockefeller pour contrer la
sociologie marxiste. C’est une confusion avec la Maison des Sciences de
l’Homme (MSH) effectivement créée avec l’aide de la dite fondation non
pas pour contrer le marxisme mais en partie pour favoriser les échanges
scientifiques entre l’Est et l’Ouest. Pour sa part, la 6ème section de
l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, ancêtre de l’EHESS, a été créée à
l’initiative d’un groupe d’historiens issus de l’Ecole des Annales.
Loin d’écarter les courants marxistes des sciences sociales, elle en a
accueillis plusieurs dans la tradition de tolérance qui devrait être la
règle à l’université. On peut citer entre autres l'anthropologue
Maurice Godelier, le philosophe Cornelius Castoriadis fondateur de Socialisme et Barbarie,
l’économiste Charles Bettelheim, spécialiste de Cuba et d’autres
encore. De nombreux directeurs d’études pouvaient être rattachés à
d’autres tendances politiques tels Philippe Ariès ou avaient changé de
tendance tel François Furet. En réalité, les étiquettes politiques ne
jouent guère de rôle à l’EHESS. La perversion de la présentation de
wikipedia consiste non seulement à déformer la composition politique de
son corps professoral mais surtout à la mettre au premier plan. En
outre la fondation n’a pas eu lieu en 1947 mais en 1945.
Le paragraphe se poursuit en affirmant que l’institution allait être
l’un des centre de la réflexion sociologique des années 60 autour de
François Furet ou de Fernand Braudel … qui sont deux historiens et non
deux sociologues ! De plus, la 6ème section était principalement
consacrée à l’histoire, non à la sociologie. Elle s’est élargie aux
sciences sociales en conformité avec la doctrine de la revue des
Annales.
2ème paragraphe :
Selon Wikipédia, la VIème section de l’Ecole Pratique s’installe en
1962 dans les locaux de la Maison des Sciences de l’Homme grâce à un
financement de la fondation Ford. Ici, tout est faux. La 6ème section
puis l’EHESS ont de nombreux locaux disséminés dans Paris dès
l’origine. Un regroupement partiel s’est produit durant les années 1970
non pas dans les locaux de la MSH mais dans des locaux propres situés
au dessus de ceux de la MSH, d’où la confusion sans doute. Quant à la
fondation Ford, elle est inconnue au bataillon. Après la fondation
Rockfeller et l’anticommunisme, il s’agit seulement d’enfoncer le clou
supposé d’un lobby pro-américain.
3ème paragraphe :
En apparence neutre, il explique en deux phrases que l’EHESS «
s’émancipe » en 1975 , qu’elle est alors dotée d’un statut
universitaire et habilitée à délivrer des diplômes. Ici, après les overstatements précédents, on tombe dans l’understatement.
L’EHESS avait déjà ce statut universitaire et délivrait un diplôme
auparavant dans le cadre de l’Ecole Pratique dont elle formait une
section. Devenue indépendante, elle est transformée en grand
établissement universitaire à statut dérogatoire (comme sciences-Po,
les écoles normales, etc.) et elle a été habilitée à délivrer des
doctorats d’Etat, le plus haut diplôme universitaire.
4èmeparagraphe :
Ce paragraphe, le dernier, est beaucoup plus long. Il compte presque
autant de lignes que les trois premiers réunis, ce qui indique son
importance pour Wikipédia. Il est consacré au récit de deux journées
d’occupation de l’un des 10 sites principaux de l’EHESS par des
étudiants de toutes provenances durant les manifestations anti-CPE de
mars 2006. Cet événement mineur qui n’a laissé pratiquement aucune
trace ni dans les locaux, ni dans les travaux de recherche, ni même
dans les souvenirs de la plupart des 280 professeurs et maîtres de
conférence de l’EHESS est l’occasion d’un florilège Wikipédien : les
six termes surlignés dans ce paragraphe sont : « mouvance autonome », «
mouvement social », « anarchisme », « révolutionnaire », décroissance
», « mai 68 » . Certes, la présidente de l’EHESS de l’époque aurait dû
prendre la précaution de contrôler les entrées de ce site placé sur le
parcours d’une manifestation estudiantine comme sa collègue de l’ENS de
la rue d’Ulm l’avait fait. Mais sa négligence sans conséquence durable
ne mérite pas d’occuper la moitié de la rubrique consacrée à la
description d’une institution qui a et qui a eu pour directeurs
d’études un grand nombre de penseurs français de premier plan,
Levi-Strauss, Derrida, Le Roy Ladurie, Pierre Nora, Furet, Bourdieu,
Touraine, Philippe Ariès, Barthes, Braudel entre autres, qui a reçu les
plus grands chercheurs étrangers lors de sa conférence annuelle « Marc
Bloch » et qui a eu pour étudiants de futurs chefs d’Etats aussi
importants que celui du Brésil.
On pourrait penser à une contradiction entre les trois premiers
paragraphes et le dernier : d’abord présentée comme une petite
institution anticommuniste épaulée à plusieurs reprises par les
Américains, l’EHESS attire in fine des gauchistes post
soixante-huitards. En réalité, ce contraste est fréquent au sein des
idéologies d’ultra-droite à la fois anti-américaines et
anti-gauchistes. Elle constitue même un de leurs signes distinctifs. Il
était d’autant plus facile de profiter de l’EHESS pour insinuer une
telle idéologie que cette institution représente en quelque sorte
l’antithèse de Wikipédia. Elle défend un savoir, appuyé sur des preuves
rigoureuses, et régulé par la communauté scientifique tandis que
Wikipédia espère que la vérité sortira d’une somme de bonnes volontés
se corrigeant les unes les autres (dans le meilleur des cas), ce qui
est une autre manière de croire au libéralisme d’un marché sans
contraintes.
=> Pour comparer : lire l'article de l'encyclopédie Universalis sur l'EHESS