La fin d’un mur : le récital de Rostropovitch à Berlin
Publié en octobre 2009. Par Jean-Louis de Montesquiou.
Photo © AP/Sipa
La fin d'un mur : le récital de Rostropovitch à Berlin Les murs du déshonneur sont à l'honneur - notamment dans le dernier numéro de Books - avec l'approche du XXe anniversaire de la chute du plus fameux d'entre eux, celui de Berlin. C'est l'occasion d'évoquer un événement emblématique mais singulièrement mal compris : le concert improvisé donné par Mstislav Rostropovitch au matin du 10 novembre 1989, au pied du mur à peine percé. L'image du maestro maniant, le visage lourd d'émotion, son violoncelle sous un graffiti Mickey a fait le tour du monde ; elle est devenue le symbole même de ce jour mémorable, peut-être le plus important des dernières décennies. Et pourtant le malheureux Rostropovitch a été plutôt desservi par l'affaire. On l'a accusé de profiter de ces dramatiques circonstances pour se faire de la pub. Certes, il n'était pas innocent de ce côté-là. Mais en l'occurrence, l'histoire berlinoise est singulièrement différente ; elle mérite d'être à nouveau racontée, telle que je la tiens de Rostropovitch lui-même, lorsque nous l'avions interrogé pour le magazine Vasco en 2005. La vie du premier violoncelliste du monde est proprement divisée en deux. Il a commencé sa prestigieuse carrière en Union soviétique, dont il était devenu une des principales gloires artistiques. Il donnait des concerts partout, mais notamment à Berlin-Est. Puis, en 1974, à presque 50 ans, il est passé à l'Ouest. Sa carrière a continué de plus belle ; il a donné encore plus de concerts - et notamment à Berlin-Ouest, à quelques centaines de mètres de son ancien podium. Pour lui, le mur de Berlin séparait donc non seulement les deux parties de sa vie, mais comme il nous l'a dit lui-même, « les deux parties de son cerveau ». Quand le mur est tombé, il s'est senti poussé par une force irrésistible lui enjoignant d'aller célébrer aussitôt « une action de grâces », à l'aide bien sûr de son instrument de prière : son violoncelle. Son voyage fut une mini épopée. Il a d'abord emprunté le jet privé d'Antoine Riboud - et l'avion a eu le plus grand mal à trouver où se poser, car une énorme confusion régnait ce jour-là à Berlin-Est ; puis un taxi, pour trouver un endroit isolé ; puis la chaise en plastique du gardien d'un immeuble qui jouxtait le mur. Et il a commencé à jouer une suite de Bach, en mode majeur, « pour exprimer toute sa joie ». Au début il était seul, puis le gardien d'immeuble a alerté les voisins, dont une jeune femme qui s'est mise à pleurer silencieusement. En la voyant, Rostropovitch a repris conscience du passé tragique de l'endroit où il se trouvait. Alors il a rejoué du Bach, mais cette fois en mode mineur, le mode de la tristesse. « Pourquoi Bach ? », lui avons-nous demandé. « Mais parce que Bach, c'est Dieu » a-t-il répondu spontanément, presque étonné par la question. Je me souviendrai toujours de cette interview. L'affaire avait été très difficile à organiser, et on ne nous avait consenti qu'une demi-heure, entre deux avions, dans son vaste appartement capharnaüm de l'avenue Henri-Martin. En fait nous sommes restés deux heures ; et tout le monde pleurait, ou presque - le maestro, ses nièces/secrétaires, le photographe. Cette vie extraordinaire, divisée en deux, de schizophrène, était en quelque sorte le symbole même des années déchirées de la guerre froide. J'ai demandé à Rostropovitch : « Mais pourquoi nous avez-vous choisi, nous, pour dire tout cela ? ». Il m'a à nouveau regardé avec étonnement : « Mais parce que tu me l’as demandé ! ». Je crois qu'il a saisi en fait la première occasion de rétablir la vérité sur cet événement, de dissiper un malentendu douloureux. Voilà qui est fait.