L’histoire de la musique techno
Publié en juillet 2011. Par Nonfiction.fr.
Datant de 1993, voici une analyse brillamment concise du phénomène techno, et quelque peu visionnaire. Lire cet article sur Nonfiction.fr.
Plus qu’un livre, c’est un long article contemporain de la naissance de la techno paru dans le Village Voice new-yorkais qui nous est ici proposé en format mini-poche et mini-prix. La présentation demeure néanmoins aussi soignée que pour les ouvrages habituels publiés par les éditions Allia. La brièveté de cet écrit n’en diminue pas pour autant la pertinence et c’est ce qui justifie sa réédition quelque 18 ans après la première parution.
On pourrait croire que cette histoire du présent de l’apparition de la musique électronique la plus branchée des années 1990 a été rédigée hier, tant Jon Savage a su cerner le phénomène naissant avec un recul et une lucidité qui appartiennent d’habitude à l’historien...
Post-industriel et black power
L’analyse de Jon Savage demeure de nos jours parfaitement valable et il faut en admirer la lucidité en un temps où l’on ne pouvait préjuger de l’importance que prendrait la culture techno.
Jon Savage s’est d’abord focalisé sur le contexte socio-économique de la naissance de la techno. Tout commence dans une cité de Detroit victime de la désagrégation urbaine des downtowns américains et du déclin de l’industrie automobile. Cité tentaculaire qui s’ornait de friches industrielles et dont les sociologues américains ont montré que la structure, d’une grande disparité verticale entre skyscrapers et immeubles début de siècle, émaillée en outre de longs espaces vides constitués de parking, en faisait la ville où un habitant peut voir le plus de vitres et donc être le plus vu. Il se mêle à un phénomène d’isolement du fait des distances et des espaces un sentiment de pouvoir au contraire être sans cesse observé.
Detroit est une ville qui pousse à travers cette “panoptique” la logique de la “solitude peuplée” urbaine jusqu’à son apex et favorise ainsi un sentiment d’anonymat qui pose la question de la manière de recréer de nouvelles communautés. La désindustrialisation conduit à s’interroger sur les bienfaits du progrès et à compenser par un intérêt social tout particulier pour les technologies. Le taux de chômage largement supérieur aux autres grandes villes américaines et son cortège de désocialisations, renforcent la dimension problématique de cette interrogation sociale.
Ce sera tout le sujet du morceau qui a donné son nom à la techno, le classique old school “Techno City” qui évoque cette dimension futuriste et postmoderne désabusée de la ville où planent des voix humaines désincarnées au milieu de sonorités machiniques opaques. L’importance de l’industrie musicale à Detroit qui abrite la Motown, déterminée aussi par le taux d’afro-américains, grands consommateurs de disques de soul, a favorisé une imprégnation musicale très forte qui donne à la population un background en la matière très important. Detroit est aussi la ville du MC5 (le grand groupe de hard rock contestataire), de Bob Seger ou Grand Funk Railroad.
La techno est donc née dans un contexte très différent de celui qui a présidé à son succès, perçue classiquement comme une musique de blancs européens, elle est en fait issue pleinement de l’univers musical et de l’imaginaire social des afro-américains. Les noirs américains ont eu à coeur de s’approprier des standards de la culture américaine qui les ignoraient pourtant royalement afin de créer une mythologie populaire noire. Ainsi naquit la blaxpoitation au niveau cinématographique dont un des films les plus connus est Detroit 9000 (film sur le Detroit PD dont 65 % des agents sont noirs), mais aussi les comics et la science-fiction noire. George Clinton traduit en musique cette passion tant par les thèmes abordés que par l’introduction de sonorités futuristes évoquant l’univers spatial.
Ainsi, si on a décrit la techno comme une musique d’européens du nord blancs, elle fut surtout le fruit de l’influence des musiques noires et d’un imaginaire afro-américain. Il ne faut certes pas minimiser l’influence de Kraftwerk et du krautrock qui fut très forte, ainsi que de la disco italienne sombre de Giorgo Moroder, mais ces éléments n’ont donné la techno que parce qu’ils ont été fondus dans une culture marquée par le groove sans laquelle ils n’auraient jamais pu lui faire acquérir une dimension dansante et éminemment corporelle. La musique électro aurait pu demeurer une pop sophistiquée pour Beach Boys postmodernes. Entre Krafwerk, George Clinton et la techno, il y aura entretemps les chainons manquants d’expériences hétérodoxes comme celle d’Afrika Bambaata ou le célèbre Rock it d’un Herbie Hancock discoïde.
Le corps aussi est une machine
Jon Savage dresse donc la galerie de portraits des pères fondateurs qui nous apparaissent 20 ans plus tard dans le halo de déférence lointaine qu’éprouvaient les Hendrix et consorts pour Bill Haley ou Eddie Cochrane.
Pourtant, réécouter les morceaux de cette époque nous renvoie à la sensation que l’on éprouve devant les enregistrements Sun de Presley, celle de se trouver face à quelque chose de très puissant, fondamental et archaïque sous les atours de la modernité impitoyable des microprocesseurs... Hommage est ici rendu en premier lieu à Juan Atkins aka model 500, le véritable créateur du son de Detroit dont les morceaux alternent entre minimalisme groovy, mélancolie acid et dark ainsi qu’aux sonorités plus catchy de Carl Craig et Kevin Saunderson. L’accueil fait à une musique réalisée au départ dans un garage qui finit par conquérir d’abord une ville puis le monde entier en passant très vite par le vieux continent ne lasse pas d’étonner le lecteur, l’auteur et les créateurs comme Juan Atkins. La dimension artisanale du travail initial contraste avec la réception enthousiaste et le phénomène de société qui en Angleterre inquiètera tant les pouvoirs publics.
De l’autre côté de l’Atlantique, lors de la parution du Village Voice à New york, Manchester sortait de la fin des années 1980, riche de ce qui se déroulait à l’Hacienda, club mythique de la ville qui avait vu naître les méandres hypnotiques du rock psychédélique et répétitif des Stone Roses. En Europe aussi, le succès naquit dans des villes en crise qui avaient en commun avec Detroit la souffrance d’une désindustrialisation aux conséquences sociales désastreuses. Le phénomène des free parties représentait une contestation générale de l’ordre mais aussi un désir de fusion collective exacerbé par la transe dansante au sein d’un univers social perçu de plus en plus comme l’addition de bulles individualisées.
Cela paraît évident de nos jours, mais la techno fut aussi le signe d’un hédonisme tragique que Jon Savage évoque : la vie nocturne comme réalité sensible et contre-société, la prédominance du corps dansant de manière syncopée et individualisée sont autant de symptômes d’une recherche de bonheur et de fusion devenue impossible à trouver dans l’univers social quotidien, vide de sens. Le livre de Jon Savage nous renvoie à cette dualité de la techno, musique de joie et d’oubli, de solitude et de rassemblement, où, comme l’exprimait une célèbre chanson d’électro new-wave d’Ultravox, il s’agit aussi de danser avec des larmes dans les yeux.
À travers cette étude, Jon Savage nous livre comme une bouteille rejetée par la mer le message prophétique d’un temps d’avant Internet, Facebook et le portable, qu’elle n’a fait qu’annoncer à travers le rythme écrasant et exaltant des BPM.
Frédéric Ménager-Aranyi