Épidémie de conspirations

De tout temps les épidémies ont été source de colère populaire et de peur atavique. Tout événement doit avoir une cause, et si l’événement est terrible, la cause est maligne. Qui est plus mauvais que le Diable en l’Homme ? Le malheur suppose la conspiration des méchants. Lorsque je me suis trouvé à Hong Kong au moment où une nouvelle maladie mortelle, le Syndrome Respiratoire Aigu Sévère, commençait à étouffer à mort les patients atteints, s’est posée la question de son origine. Et dans mon propre laboratoire, l’un de mes chercheurs seniors n’a rien trouvé de mieux qu’imaginer qu’il s’agissait là d’une construction – la conspiration des Organismes Génétiquement Modifiés, bien présente en nos contrées – faite par le monde occidental, probablement américain, pour arrêter les progrès fulgurants de la Chine !

Il m’a fallu quelque temps pour le convaincre que cette hypothèse n’était que le signe d’une peur atavique, et certainement pas d’un raisonnement intelligent. Mais la preuve du contraire est venue lorsque nous avons, ensemble, commencé à étudier le génome, le texte du programme de développement du virus lui-même. Il devenait évident qu’il s’agissait d’un cousin d’un virus bien connu, qui avait suivi un chemin évolutif long. La question qui se posait alors était de comprendre quel était son hôte normal. Après bien des hésitations nous avons compris qu’il s’agissait d’une chauve-souris, animal qui, contrairement à son nom, est bien plus proche des Primates que des rongeurs. Et l’on sait que c’est la proximité entre espèces qui est source de dangers, pas leur éloignement (ce que ne comprennent pas ceux qui ignorent les lois de la vie). Fin de la conspiration.

Un malheureux concombre espagnol

Mais cette inspiration maligne (et passablement inintelligente, pour rester poli) est sans fin. Nous avons aujourd’hui une épidémie incompréhensible due à un colibacille d’un type rare, Escherichia coli O104:H4. Le colibacille est une bactérie « poilue ». (Pour son petit nom, une légende veut que son cousin O157:H7 bien plus fréquent, et presque aussi dangereux ait été nommé ainsi en raison de son absence de pilosité, « ohne Haare » en allemand, ce qui tombait bien avec la nomenclature classique utilisée pour répertorier les nombreux variants de la surface bactérienne.) Son origine est inconnue. On a vite trouvé le coupable, un malheureux concombre espagnol, et cela a causé des dizaines de millions de pertes agricoles. Aujourd’hui, fort heureusement, la cause imaginée se trouve dans un pays incapable de se défendre, empêtré qu’il est dans une interminable révolution, l’Égypte. Mais avons-nous identifié la bactérie là-bas dans les graines en cause ? Pas encore. Avons-nous trouvé une épidémie qu’elle aurait causée ? Que nenni. Et d’où vient la résistance de ce dangereux pathogène à de très nombreux antibiotiques ? Et comment est-il souvent le commensal inoffensif de porteurs sains qui la diffusent certainement un peu partout ? Pas de réponse.

Vient alors l’évidence : la conspiration ! Nous avons là un exemple d’une merveilleuse combinaison : les manipulations génétiques militaires et la radioactivité. Qui dit mieux ? L’imbécillité, classique, du raisonnement qui consiste à mettre ensemble des éléments disparates pour rendre compte de son ignorance, en se fondant sur l’ignorance nécessairement revendiquée par toute science en construction, n’est pas perdue pour tout le monde : elle est un magnifique prétexte à la publicité pour un individu en quête de notoriété. Mais cette fois aussi à la publicité pour des livres (ici, principalement écrits à propos des armes biologiques). Écrivant pour Books, devons-nous nous en plaindre ? John Stuart Mill dans sa réflexion Sur la Liberté, a répondu par avance à mon irritation : il faut tolérer même l’indigence intellectuelle pour faire progresser les idées.

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