Déconstruire « Tina » pour reconstruire le travail
« Tina » pour « There is no alternative »… La formule entendue pour la première fois dans la bouche de Margaret Thatcher, fortement utilisée depuis en politique, a aussi fait florès en économie. Jusqu’à infiltrer le discours des dirigeants dès lors qu’il s’agit d’annoncer des restructurations. Avec le retour brutal des plans sociaux en France, le « sans alternative » rejoue son sempiternel couplet. La crainte de la récession va entraîner les entreprises à prendre des mesures drastiques en matière d’emploi. Retrouver des marges de productivité quand la croissance fait défaut en allégeant la masse salariale, la recette est tristement classique. Mais elle risque cette fois-ci d’être fortement désavouée. Discours qui ne trompe personne et qui vise à se prémunir contre toute explosion sociale, les propos tenus par Nicolas Sarkozy à Philippe Varin, le patron de PSA, pour s’assurer du reclassement des salariés : « Prenons garde, chacun d’entre nous, à ne pas considérer que les emplois sont une variable d’ajustement. » En d’autres termes, plus courageux, la formule pourrait devenir : « Prenons garde à ne pas faire du dogme Tina auquel nous sommes tous désormais asservis, l’alpha et l’oméga de l’organisation de notre économie et plus largement de toutes les sphères de l’existence sociale. »
Considérer les emplois, donc le travail, comme une variable d’ajustement revient à les juger comme une utilité sociale en fonction d’une norme quantitative quasi marchande et à voir les acteurs sociaux comme de simples producteurs de biens et de services. À l’heure où il est urgent de recréer du lien social, où les entreprises clament l’importance de l’humain dans leurs organisations, où notre rapport au travail est interrogé sous l’angle du bien-être, la représentation économiste de la société et, avec elle, le dogme Tina viennent d’un seul coup rabaisser l’homme au rang d’animal économique. Et déstabilisent encore un peu plus les efforts d’un management plus respectueux des individus.
Déjà dans les années 1950, Karl Polanyi, historien de l’économie, dénonçait, comme le rappelle Jérôme Maucourant dans Avez-vous lu Polanyi ? (Flammarion), une « société de marché fondée sur des fictions qui engagent un rapport nouveau de l’existence au monde : le fait que la terre, l’homme et la monnaie soient sous l’empire d’une représentation marchande du monde n’est aucunement un trait spontané des sociétés. Or dès qu’on insinue socialement des choses comme des marchandises, elles peuvent se comporter comme telle au moins pour un temps et on n’a plus qu’à considérer tout cela comme “naturel” ». Parce que le progrès technique s’inscrit dans un système de marchés réduisant l’homme à n’être d’abord que du travail offert sur un marché, Polanyi peut soutenir que « la prétendue marchandise qui a nom “force de travail” ne peut être bousculée, employée à tort et à travers, ou même laissée inutilisée, sans que soit également affecté l’individu humain qui se trouve être le porteur de cette marchandise particulière », précise Jérôme Maucourant.
Schizophrénie ambiante
L’enjeu est désormais de résoudre plusieurs contradictions. Celle qui veut que la performance d’une entreprise dépende de l’engagement de ses salariés, quand la recherche de cette performance aboutit à détruire la confiance nécessaire à cet engagement.
« L’erreur c’est d’avoir préféré un management davantage basé sur les chiffres que sur les enjeux. Manager, c’est parler des enjeux, les partager et les instruire. Ce qui compte en terme de motivation, c’est l’arrière plan des objectifs plus que les objectifs eux-mêmes », souligne Olivier Vassal, auteur de Quand le don de soi ne va plus de soi (Pearson). Dit comme ça, sûr que les restructurations annoncées gagneraient en cohérence. L’autre contradiction, c’est celle qui oppose le travail comme facteur de production à l’idée qu’il est une liberté créatrice qui offre à l’homme de transformer le monde et d’y exprimer sa singularité. D’un côté, un instrument au service de la performance et de la croissance d’une entreprise. De l’autre, le travail comme « l’essence de l’homme » tel que défini par la philosophie et notamment par Marx et Hegel. Énième contradiction : une appréciation à géométrie variable de la notion de travail selon qu’il est vécu comme une source d’épanouissement personnel ou comme un contraignant gagne-pain. Rien ne tue plus le sens actuellement recherché que toutes ces contradictions et les injonctions venues du marché. Tout simplement parce que le « pourquoi » n’a plus droit de cité. Élément aggravant de cette schizophrénie ambiante : l’ampleur des attentes envers le travail. Les Français sont les plus nombreux en Europe à déclarer que le travail est « très important » et à y placer le désir d’une « réalisation de soi ». « En entretenant et sollicitant le développement de ces aspirations, les organisations n’ont-elles pas ainsi ouvert la boîte de Pandore ? N’existe-t-il pas un risque de voir s’instaurer un décalage explosif entre ces attentes et la capacité du système à les satisfaire ? Mais surtout, à quelles conditions le travail pourrait-il ne plus être considéré comme un coût dont la diminution conditionne la performance des organisations mais comme partie intégrante des fins poursuivies par la société ? » interroge Dominique Méda, professeure de sociologie à l’université Paris-Dauphine.
En privilégiant les critères quantifiables on a occulté tous les enjeux qui ne se prêtaient pas à une appréciation chiffrée. À commencer par ce fameux lien social crée par le travail. Sans doute faudrait-il arrêter de ramener la performance à sa dimension individuelle et ne plus ignorer ce qui relève du cadre collectif dans l’accomplissement des tâches. Sans doute faudrait-il mettre la pédale douce sur la célébration des vertus : imagination, agilité, adaptabilité, réactivité enthousiasme, audace, goût d’entreprendre, dépassement de soi, excellence, écoute, dialogue, partage, transparence, et… j’en passe. « Ce qui fonde l’identité d’un groupe ce sont les valeurs vécues et non celles qui sont déclarées, les valeurs partagées davantage que celles promues », rappelle Olivier Vassal. Il faut déjà commencer par déconstruire « Tina », pour ouvrir le débat, l’oxygéner. Que l’on cesse d’étouffer dans une pensée circulaire pour trouver d’autres alternatives. Et que l’on regarde le travail pour ce qu’il est et ce qu’il apporte. Aux individus et à la collectivité. Ainsi pourrons nous trouver des solutions. Emboîtons le pas aux linguistes allemands qui depuis 1991 élisent le « Unwort » (l’expression la plus impopulaire de l’année – littéralement, un mot que ne devrait pas exister) et qui, pour 2010, ont choisi Alternativlos (sans alternative).
Le sujet de ce blog a été traité dans La Tribune du 24 Novembre 2011