Entretien avec Yves Charles Zarka : La destitution des intellectuels
Publié en janvier 2012.
Dans La Destitution des intellectuels, Yves Charles Zarka, professeur de philosophie politique à l'université Paris Descartes et directeur de la revue Cités, analyse le discrédit où est selon lui tombé l’intellectuel médiatique contemporain.
Votre dernier ouvrage a pour titre La destitution des intellectuels. Qu’entendez-vous, au juste, par là ?
J’entends dire, par ce terme de « destitution », que la fonction dévolue traditionnellement à l’intellectuel est, aujourd’hui, complètement discréditée, malheureusement vidée de tout contenu, à défaut de sens. C’est un constat certes tragique, que je regrette amèrement, mais néanmoins très réaliste.
Quels sont les éléments vous permettant de poser un tel diagnostic ?
Les intellectuels dotés d’une autorité morale incontestable, tels autrefois Michel Foucault ou Pierre Bourdieu, Jacques Derrida ou même Sartre, et qui, mus par un simple idéal de vérité, s’exposeraient en public, à leurs risques et périls, ont disparu. Ce sont, à l’heure actuelle, des prédateurs médiatiques, qui s’auto-définissent, arbitrairement, comme des intellectuels, mais n’en ont, très superficiellement, que la posture. Leur seule préoccupation est de se maintenir dans le paraître plus que dans l’être. Il s’agit donc bien plutôt là d’une imposture ! Car cette visibilité à tout prix n’est absolument pas régie par les mêmes lois que celles qui président à l’émergence de la vérité.
Ce symptôme que vous décrivez ici n’est-il pas également l’un des signes de la crise que vit actuellement notre culture et, plus particulièrement encore, ses productions philosophiques ou artistiques ?
Effectivement ! L’extension de la marchandisation au monde de la culture et, plus spécifiquement, aux œuvres de l’esprit, l’emprise de la visibilité médiatique sur l’espace public, mais aussi la bureaucratisation des institutions de production comme de transmission du savoir, sont des causes générales, dont cette destitution des intellectuels se révèle être, de manière plus ponctuelle, une des conséquences les plus manifestes. Telle est la raison pour laquelle les intellectuels sont devenus, eux aussi, des prédateurs médiatiques, lesquels, ayant fini par prendre la place désertée par les véritables intellectuels, ne sont, somme toute, que de dérisoires, bien que tragiques, effets de surface… de grotesques mais dramatiques symptômes de modifications plus profondes, sinon graves, de notre société de consommation.
Voyez-vous un remède à cette situation ?
Il conviendrait d’agir sur ces causes profondes, justement, pour que cet indigne et navrant spectacle auquel s’adonnent sans vergogne ces prédateurs médiatiques cesse enfin, et que la vie intellectuelle retrouve ainsi, par la même occasion, ses lettres de noblesse, tout son lustre d’antan. D’autre part, ce qui se passe aujourd’hui avec la vie intellectuelle se passe aussi avec la vie politique et, globalement, pour des raisons quasi identiques. Le ridicule s’est emparé, à tous les niveaux quasiment, de l’espace public !
Quelle distinction établissez-vous entre les intellectuels d’hier et d’aujourd’hui ?
L’intellectuel était à l’origine, historiquement, un penseur - philosophe, écrivain, savant - que son œuvre dotait d’une autorité spirituelle capable de conférer un réel poids moral à son discours comme à son action (ce que l’on appelle l’ « engagement »), en tant que citoyen, au sein de la cité. Ainsi, nanti de cette autorité incontestée aux yeux de l’opinion publique comme des instances académiques, lui arrivait-il, souvent, d’interpeler le pouvoir : appel à la responsabilité, à la justice, au droit, à l’équité, à la vérité. Au contraire, l’intellectuel est devenu, aujourd’hui, un histrion sans œuvre ni autorité, mais cependant doté, malgré ces immenses lacunes, d’une place quasi indétrônable dans les différents réseaux de pouvoirs. Nombreux y sont, en outre, les conflits d’intérêt, dont la collusion, y compris sur le plan financier, entre les maisons d’édition et les groupes de presse. Ainsi s’y maintiennent-ils indéfiniment, mais au détriment des véritables penseurs surtout, dans la visibilité médiatique. Tel est, désormais, le nouvel impératif catégorique de cet intellectuel médiatique, la loi qui commande ses faits et gestes : agis de telle sorte, en exploitant pour ce faire des causes apparemment nobles sur le plan moral ou humain, que tu continues à être visible. La course aux médias : tel est le nouvel opium des intellectuels, pour paraphraser un célèbre titre de Raymond Aron !
Comment en est-on arrivé là ?
Ce qui s’est passé, en France, depuis une trentaine d’années, c’est que la plupart des intellectuels ont renoncé à l’autorité spirituelle pour adhérer, au prix de stratégies médiatico-éditoriales parfois très sophistiquées, à de pures séductions de pouvoir : réseaux de pouvoirs reposant sur l’intérêt, le calcul, la complaisance, la compromission, la complicité, la duplicité, l’opportunisme… sphères qui font la pluie et le beau temps, consacrent ou détruisent tel ou tel écrivain, dans l’espace public et, donc, médiatique. À cette naissance d’une nouvelle caste - caste associant donc étroitement argent, pouvoir et médias - je vois, principalement, trois facteurs explicatifs.
Lesquels ?
Cette mutation est le résultat de la rencontre de trois phénomènes distincts mais qui renvoient tous à la même logique : l’extension du capitalisme à un secteur qui lui était encore au moins partiellement extérieur, la culture. Le premier phénomène est l’extension du domine de la marchandisation aux œuvres de l’esprit. Après l’art, la marchandisation s’est emparée de l’œuvre intellectuelle par excellence : le livre. La rentabilité et le profit s’immiscent structurellement dans la condition de l’œuvre, et la soumettent à leur loi. C’est ici que le marketing, que stigmatisait Gilles Deleuze, et le spectacle, que dénonçait Guy Debord, intreviennent. L’empire des médias sur les œuvres culturelles devient une tyrannie du spectacle, à laquelle s’ajoute, pour corser l’affaire, un véritable terrorisme intellectuel. C’est ainsi - et c’est là que réside le deuxième facteur explicatif à cette décadence de l’intellectuel contemporain - que l’empire des médias sur les œuvres culturelles tend à réduire celles-ci à une pure et simple fonction de divertissement. L’espace public est entièrement préempté par le fonctionnement des médias. L’intellectuel qui veut y trouver sa place est sur le bon chemin pour s’oublier et, pire encore, y perdre son âme.
Morale de cette triste histoire ?
C’est là l’aspect dramatique de l’affaire : quelques prédateurs médiatiques ont entraîné le monde intellectuel en général dans le discrédit, parce qu’ils ont discrédité la prise de parole, l’intervention dans l’espace public. La traduction directe de cela est que la parole intellectuelle est désormais réduite à un bavardage continu dans les émissions de radio ou sur les plateaux de télévision. L’intellectuel doit divertir. C’est comme cela qu’on l’aime aujourd’hui. On lui demande d’être « bon », performant, efficace. C’est ainsi qu’il fera de l’audience. On lui coupe la parole. On veut qu’il réagisse vivement, rapidement, qu’il soit incisif, réactif : amusant, en somme. C’est cela que les animateurs de plateau télé souhaitent aujourd’hui : des bouffons, et pas seulement du roi ou du prince ! Cet intellectuel vendra, par la même occasion, des livres, comme des savonnettes ou tout autre objet de consommation. Le livre-marchandise doit, comme n’importe quel autre produit, avoir ses organismes de promotion. Les médias assurent ce dédoublement spéculaire de la culture marchandisée. L’intellectuel, comme tout autre acteur culturel, est obligé de se donner en spectacle, s’il veut apparaître sur la scène publique. Il devra donc se conformer - c’est le conformisme médiatique, lui-même lié à la bien-pensance - à ce qu’on attend de lui, y compris faire le clown s’il le faut, sans quoi il perdrait sa place dans le monde de la visibilité.
L’intellectuel de divertissement, insondable profondeur de la bêtise comme je qualifiais un récent sondage de l’hebdomadaire français « Marianne » concernant la prétendue influence de ces intellectuels médiatiques : telle est aujourd’hui, hélas pour nous tous, la figure dérisoire de l’intellectuel déchu.
Et le troisième facteur explicatif quant à cette déchéance de l’intellectuel ?
Le troisième phénomène relève d’un autre ordre. Il frappe les institutions de production et de transmission du savoir : les universités, au sein desquelles s’est instauré, là aussi, un « pouvoir supposé savoir », lequel est régi par un très discutable et préjudiciable système d’évaluation. Cette idéologie de l’évaluation est en train de détruire l’esprit de recherche, le sens de l’initiative comme le goût du risque, et, au bout de ce sordide compte, l’apparition de toute grande individualité intellectuelle, de toute pensée forte, féconde et originale. En remettant en cause les libertés universitaires par un accroissement sans précédent de la bureaucratie à tous les niveaux de l’Université, on isole, on paralyse et on anesthésie ceux qui refusent de se soumettre au conformisme ambiant. C’est là aussi, à l’instar de tout terrorisme intellectuel, un système sclérosé, replié sur lui-même, fermé comme en une image spéculaire, centré sur la seule gestion et unique sauvegarde, comme en tout système autarcique, sinon autistique, de son propre et très hiérarchique système de pouvoir.
Quelles sont les figures les plus emblématiques de ces pseudo-intellectuels « prédateur médiatiques », comme vous n’hésitez pas à les qualifiez ?
Non, je préfère ne pas les nommer : ce serait leur faire trop d’honneur, leur accorder encore trop d’importance, à défaut de crédit. Ils n’en valent pas la peine, malgré les énormes dégâts qu’ils auront ainsi causés, dans la mesure où leur discrédit se répercute fatalement sur l’ensemble des intellectuels, à l’intelligentsia française. Mais vous pourrez, très aisément, les reconnaître !
Propos recueillis par Daniel Salvatore Schiffer