La fabrication du « sauvage »
La sauvagerie hante notre vie collective, et nous devons admettre que nos sociétés la produisent en leur sein.
Le sauvage fut d’abord, et pendant longtemps, l’autre, lointain, avec lequel il n’y avait en principe aucune relation, tant il relevait d’un autre univers. Le barbare, le non civilisé, vivait loin de nous à l’état de nature. Les Grecs anciens en avaient par exemple une idée claire.
Mais déjà là, s’il existait des sauvages, c’est qu’il y avait des points de contact, des occasions de se frotter à eux, du fait de la guerre ou de la conquête. Dans l’histoire, les dominants ont souvent réduits à l’image de la sauvagerie, ou presque, ceux qu’ils avaient vaincus, ce qui se retrouve d’autant plus que leur historiographie est un récit à la gloire de la Nation ou du peuple, ravalant alors bien des ennemis au rang de sauvages. Les autres cultures ne sont pas totalement niées dans ces images de peuples sauvages difficilement combattus, ou d’envahisseurs barbares, plus ou moins terrorisants, il existe ici et là une histoire des vaincus, mais celle-ci n’a jamais eu la place de l’histoire des vainqueurs.
Différemment, l’image du « bon sauvage » a trouvé un vaste espace avec Michel de Montaigne et tout au long du XVIIIe siècle. Le « bon sauvage » vit harmonieusement à l’état de nature, dont il est proche, et contrairement à l’Européen, il n’est pas destructeur. Du coup, il n’est peut-être pas si sauvage que cela, il relève plutôt d’une autre culture – c’est ainsi qu’il faut lire Michel de Montaigne. Il est innocent, il est sage, peut-être doté de raison, et même d’une âme, comme l’expliquait Las Casas à propos des Indiens. Diderot mettra fin à ce mythe du « bon sauvage ».
Aujourd’hui, il faut être « vert », pratiquer concrètement l’écologie pour faire vivre cette idée d’état de nature, tenter de se rapprocher de la nature, et d’abord de la forêt – sauvage veut dire : qui vit dans la silva, la forêt en latin. Encore peut-on ajouter que la recherche sociologique montre que ceux qui ont voulu retourner dans la nature, vivre à la campagne sinon dans la forêt, et qui y survivent font preuve d’un réel talent d’entrepreneurs, savent discuter avec les autorités locales, obtenir des prêts, des aides, monter de l’artisanat, des activités économiques (cf. Danièle Hervieu-Léger et Bertrand Hervieu Le retour à la nature : au fond de la forêt, l'État, Paris, éd. du Seuil 1979). Les autres échouent et retournent à la ville.
Le « bon sauvage » a disparu en fait de nos représentations que semblent dominer trois discours distincts, trois propositions.
1. Le sauvage des modernes
La première proposition, depuis des temps immémoriaux, met en avant l’animalité, l’infériorité absolue du « sauvage », ce qui a pu autoriser d’en faire la bête de cirque des « zoos humains » dont une exposition au Musée du Quai Branly montre actuellement l’immense succès jusque dans l’Entre-deux-guerres. Cette représentation est profondément raciste.
Une seconde proposition, on l’a vu, fait du sauvage, depuis longtemps, un être dangereux, un barbare, surtout s’il s’agit d’un ennemi. Ainsi, dans un ouvrage remarquable qui mériterait d’être traduit en français, War without Mercy. Race and Power in the Pacific War, New York, Pantheon Books, 1986, l’historien John Dower montre comment dans la guerre du Pacifique, Américains et Japonais, ont l’un et l’autre fabriqué une image de leur ennemi qui comporte des éléments de sauvagerie.
Pour ce faire, les autorités américaines ont mobilisé, avant même la guerre, des bataillons de psychologues, psychiatres, sociologues. Même la grande anthropologue Margaret Mead dira en 1944 de la culture japonaise qu’elle est « puérile » et pathologique. La sauvagerie, le côté « nature », puéril ou infantile par exemple, sont associés à d’autres caractéristiques, inculquées par exemple dans l’éducation et la socialisation. John Dower cite un texte qui a exercé aux États-Unis d’alors une grande influence, un écrit de Geoffrey Gorer pour l’Académie des Sciences de New York (1943) pour qui l’agression japonaise et son caractère barbare sont liés à l’apprentissage du contrôle forcé des sphincters dans la prime enfance, il parle d’une « remarquable odyssée qui va de la fixation rectale à la conquête du monde ». La culture et la nature se mêleraient pour former un mélange détonnant. Le Japon n’est pas en reste, on trouve une certaine symétrie dans la fabrication des images de l’Amérique et des Américains.
Chez le « sauvage », l’animalité se mêlerait à des éléments maléfiques, la culture serait au service du mal, et facilitée en cela par les attributs naturels.
Enfin, troisième proposition, le « sauvage » des modernes est tout simplement une perspective erronée, une naturalisation de l’altérité des hommes et des cultures. L’usage de cette catégorie révèle notre incapacité à concevoir ou percevoir l’existence d’autres cultures que la notre, d’autres historicités ; parler de « sauvages », c’est dénier, sinon l’humanité, du moins la culture, l’éducation, l’intelligence autre qu’animale à des groupes entiers. L’anthropologie culturelle, que surplombe la figure du commandeur qu’a pu être Claude Lévi-Strauss, a évidemment fortement contribué à critiquer cet ethnocentrisme élémentaire, avec parfois un travers, le relativisme culturel, l’idée qu’il n’y a pas de critère universel, de valeurs universelles puisque que toute culture, dans son altérité radicale, mérite le respect. Toujours est-il que les sciences sociales contestent fortement l’idée de peuples sans cultures, sans historicité, sans histoire, récusant le discours de ceux qui, tel Nicolas Sarkozy à Dakar, croient possible d’affirmer le contraire : « le drame de l’Afrique », a pu dire notre chef d’Etat, en des termes qui lui ont été fortement reprochés, « c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire. Le paysan africain, qui depuis des millénaires vit avec les saisons, dont l’idéal de vie est d’être en harmonie avec la nature, ne connaît que l’éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles ».
La sauvagerie, ici, est paisible, répétitive, le « sauvage » vit presque à l’état de nature, au plus près d’elle, loin de l’histoire, et si culture il y a, elle est pauvre et plate.
Ces trois propositions n’excluent pas que la sauvagerie puisse se rencontrer aujourd’hui encore, non seulement comme ce qui a résisté à la civilisation, à la modernité, à l‘urbanisation – tel le « Yéti », l’abominable homme des neiges – mais aussi au sein de notre société ou à ses marges, comme une survivance d’un passé lointain, ou comme un accident, une carence exceptionnelle de la civilisation, dans les derniers espaces où la modernité n’aurait pas vraiment pénétré, ou sous la forme d’un accident de l’histoire, comme avec Victor, « l’enfant sauvage de l’Aveyron » du début du XIXe siècle, et autres enfants qui auraient été élevés par des loups ou des ours.
2. La production de la sauvagerie
Mais il faut maintenant accepter une toute autre perspective, celle de la construction ou de l’invention du « sauvage ».
Cette production présente deux faces. D’une part, nous construisons l’altérité comme sauvage pour ne pas voir ce qu’elle est. La sauvagerie, le sauvage, relèvent de représentations que nous fabriquons pour décrire certains de nos proches. Et d’autre part, nos sociétés s’avèrent elles-mêmes capables de construire en leur sein même, réellement, de la sauvagerie, elles produisent des sauvages ou des barbares.
Dans notre société, en effet, les membres des groupes dominés ou exclus sont souvent traités ou représentés sous l’angle de leur nature, et celle-ci peut éventuellement se présenter sous un jour inquiétant. La femme, l’enfant, l’ouvrier, jusqu’à peu, ont été ainsi représentés comme moins capables d’être civilisés ou socialisés que d’autres, comme des êtres de nature, avec, pour la femme, parfois, une dimension maléfique – c’est une sorcière. Les ouvriers, avant d’apparaître capables de se constituer en mouvement social et de s’engager dans des conflits plus ou moins institutionnalisés, ont été perçus comme des classes dangereuses. Les « Apaches » du début du XXe siècle semblaient circuler entre délinquance et appartenance à la classe ouvrière – cf. le film Casque d’or avec Simone Signoret et Serge Reggiani. Les sauvages, alors, effraient et menacent l’ordre et les braves gens de l’intérieur même de la société, jusqu’à ce qu’ils deviennent des acteurs sociaux. Les jeunes des banlieues, dans les années 1980 et 1990, ont souvent été traités de la même façon, et même dénommés ainsi, ou presque – Jean-Pierre Chevènement, alors ministre de l’Intérieur, a parlé de « sauvageons » en 1999, pour désigner une jeunesse non éduquée.
Mais la représentation ne peut-elle avoir un fonds de réalité, le sauvage ne peut-il exister aussi, concrètement, réellement ?
Tout n’est pas représentation, il existe aussi en effet des expériences qui semblent réellement relever de la sauvagerie ou de la barbarie, version violente et destructrice de la sauvagerie. Par exemple, on ne peut réduire à une représentation le cas du « gang des barbares » et de son leader, Youssof Fofana, auteur en 2006 d’un crime particulièrement abject sur la personne d’un jeune juif, Ilan Halimi.
Ce peut être une société toute entière qui régresse et passe de la civilisation à la barbarie ou à la sauvagerie. Car si aujourd’hui encore, nous continuons à fabriquer l’image du sauvage pour l’extérieur, ou venu de l’extérieur – il en est ainsi en particulier dès qu’il s’agit des migrants et des nomades, aussi éduqués et « connectés » qu’ils soient – le sauvage, c’est désormais aussi le retour à l’état de nature et à la barbarie au sein même de notre société. L’historien Norbert Elias a vécu de façon aiguë ce problème. Juif allemand, il avait publié, dans les années 1930, son grand œuvre, Sur le processus de civilisation, dans lequel il montre que la culture, ou la civilisation, en progressant, font que l’agressivité et la violence régressent, les hommes apprenant à intérioriser les pulsions qui feraient sinon d’eux des sauvages. Mais le pays le plus civilisé, l’Allemagne, son pays, où ses parents étaient restés, n’imaginant pas qu’ils puissent être victimes du nazisme, est alors passé à la barbarie la plus extrême, et ce fut pour Norbert Elias particulièrement douloureux. La régression est possible, qui peut conduire même les plus civilisés à la barbarie – ce qui ne les empêche pas de recourir à ce qu’offre la modernité dans ce qu’elle de plus instrumental, de plus technique ou scientifique.
Quand la sauvagerie ou la barbarie sont des représentations de l’altérité ou de la domination, le rôle des intellectuels, des militants des droits de l’homme, de tous ceux qui luttent contre le racisme, les discriminations, les préjugés est de dénoncer l’aveuglement, qui confine lui-même à la barbarie, ou l’ethnocentrisme de ceux qui ne voient pas l’humanité et la culture de victimes qu’ils réduisent à l’animalité et à l’état de nature – une nature, de surcroît, qui les inquiète.
Mais tout change lorsqu’il s’agit d’affronter la sauvagerie. Encore faut-il être au clair, et disposer de critères rigoureux, sinon objectifs ou scientifiques, pour caractériser de façon acceptable la sauvagerie, et en faire autre chose qu’une représentation, et en élucider les processus de production.
Le concept de sujet peut nous y aider.
Le sauvage est alors celui que l’on ne peut pas traiter comme sujet, qui n’est pas ou plus sujet, car il dénierait à autrui le droit ou la possibilité d’être sujet, de maîtriser son expérience. Le sauvage, c’est le non-sujet, ou plutôt, dès lors qu’il verse dans la barbarie, l’anti-sujet, celui qui est allé loin dans la désubjectivation, pour lui et pour autrui, et qui n’est pas embarrassé à la perspective d’être porteur de logiques de destruction, éventuellement associées à des logiques d’autodestruction. Le sauvage ne connaît pas les droits de l’homme, ou droits humains.
Et pour parodier une formule célèbre, je dirais qu’aujourd’hui, on ne naît pas sauvage, on le devient. On le devient sur le mode de la représentation, faussement, idéologiquement – est sauvage, alors, celui que les racistes, les ignorants, les dominants quand ils s’aveuglent tiennent pour tel. Ou bien on le devient réellement, au fil de processus de désocialisation, de perte de sens, de désubjectivation, ce qui s’exprime d’autant plus facilement que règnent la peur, l’absence de justice, la décomposition de l’ordre, l’absence de témoins.
Michel Wieviorka
Ce texte est tiré d'une conférence récente de Michel Wieviorka au Musée du Quai Branly.