Évariste Galois et la légende des mathématiques

Le duel au cours duquel périt, en 1832, à l’âge de vingt ans, le mathématicien Évariste Galois, est sans doute l’événement de ce type le plus connu de l’Histoire avec celui qui coûta la vie au poète russe Alexandre Pouchkine. Galois était un génie incroyablement précoce, même par rapport aux normes d’un domaine dans lequel la plus forte créativité se manifeste notoirement très tôt dans l’existence. Combinée avec le rôle important qu’ont joué ses idées dans le développement des mathématiques aux XIXème et XXème siècle, sa mort tragique, selon l’expression consacrée, mais en réalité un peu stupide, a contribué à faire de lui une figure légendaire.

Dans Duel at Dawn, tout en s’employant à démonter la mythologie édifiée autour de la personne et de la vie d’Évariste Galois, Amir Alexander avance la thèse que ce fameux duel peut être considéré comme marquant symboliquement un moment d’inflexion important dans l’histoire des mathématiques. Avec Galois, affirme-t-il, disparaît la figure du mathématicien  « dans le siècle » qui était celle des savants des Lumières, au profit de celle du mathématicien « romantique », tourmenté, malheureux et au destin tragique. Cette représentation, ajoute-t-il, domine aujourd’hui encore notre image de cette profession. 

Mais commençons par la légende. Trois idées sont au cœur de celle-ci. La première est qu’Évariste Galois aurait été un génie méconnu, rejeté par ses pairs et en proie à l’hostilité de l’establishment scientifique de son temps. La deuxième est que sa mort aurait résulté d’un complot politique. Républicain convaincu, emprisonné à deux reprises pour avoir manifesté publiquement son hostilité au régime de la Monarchie de Juillet, Galois, peu avant sa mort, écrivait qu’il avait été provoqué en duel, d’une manière qu’il ne pouvait pas refuser, par « deux patriotes », c’est-à-dire d’ardents républicains comme lui. Certains, à commencer par son frère, n’ont cependant pas hésité à affirmer qu’il était en réalité tombé dans un piège tendu par la police. Dans une biographie récente, Laura Toti Rigatelli lie la mort de Galois et ses convictions politiques d’une manière plus curieuse, en la présentant comme un suicide déguisé : découragé par ses échecs et son impuissance à se faire reconnaître, résolu à en finir avec l’existence, Galois aurait décidé de se sacrifier, en martyr de la cause qu’il défendait. Enfin et peut-être surtout, la légende d’Évariste Galois veut que, certain de mourir à l’aube, il ait fiévreusement jeté sur le papier la nuit qui précéda son duel les éléments clés de ce que l’on connaît aujourd’hui comme la théorie des groupes.

Amir Alexander fait justice de toutes ces spéculations. Si Galois a été refusé à deux reprises au concours d’entrée à l’École Polytechnique, dit-il en substance,  c’est essentiellement en raison de son caractère difficile et impétueux, qui lui valut plus tard d’être expulsé de l’École Normale, ainsi que de son comportement violent à l’égard des examinateurs.  Assurément, ses relations avec le monde scientifique étaient difficiles. Mais Galois était en contact régulier avec les mathématiciens de son temps, dont la plupart reconnaissaient tout à fait son talent. Les deux mémoires qu’il avait rédigés à la demande de Cauchy n’ont, certes, jamais été présentés par ce dernier à l’Académie des Sciences, et le Mémoire sur les conditions de résolubilité des équations par radicaux qu’il avait  présenté pour le Prix de l’Académie des Sciences n’a pas été honoré par cette distinction (le Prix a été attribué à Niels Abel et, à titre posthume, Charles Jacobi). Mais dans les deux cas, il faut principalement  incriminer un malheureux concours de circonstances.

Une banale affaire sentimentale et d’honneur

Loin de coucher pour la première fois par écrit ses idées sur les conditions de résolution des équations la veille de sa mort, Galois les avait par ailleurs déjà présentées dans cinq articles publiés dans de prestigieuses revues de mathématiques. Et ce que contient la lettre qu’il composa à l’attention de son ami Auguste Chevalier la dernière nuit de son existence, est simplement un résumé du travail qu’il avait accompli au cours des années précédentes. Quant au duel, il trouve son origine dans une très banale affaire sentimentale et d’honneur, qui ne semble cacher aucune machination politique. Tombé désespérément amoureux d’une jeune fille appelée Stéphanie Poterin du Motel, rejeté par celle-ci, Galois, dépité et furieux, lui manqua apparemment de respect d’une manière suffisamment offensante pour obliger deux de ses proches à demander réparation. Les conventions de l’époque pour un duel au pistolet exigeaient qu’une des deux armes seulement fût chargée, pour laisser l’issue de la rencontre au hasard. Galois eut la malchance d’avoir en main celle qui ne l’était pas.

Si la courte vie d’Évariste Galois s’est incontestablement déroulée sous le double signe de la difficulté et du malheur, conclut Amir Alexander, on ne peut l’identifier, comme le fait la légende, avec l’histoire de la persécution d’un génie révolutionnaire par un monde savant conservateur. Déroutés, sans doute, par les manières turbulentes et agressives d’un homme qui avait « l’habitude de l’insulte », les mathématiciens qui entouraient Galois n’en étaient pas moins conscients de ses extraordinaires qualités intellectuelles. Visiblement immature et un homme à la psychologie compliquée et déséquilibrée, Évariste Galois était en réalité son pire ennemi. Peu crédible comme telle, l’explication de Laura Toti Rigatelli, selon Alexander, contient une part de vérité psychologique, à savoir qu’il y avait chez Galois une fâcheuse tendance à l’auto-destruction : « Si quelqu’un, au bout du compte, est à blâmer pour la vie courte et tragique du jeune et brillant mathématicien, c’est, indubitablement, Évariste Galois lui-même ».

Telle qu’elle a été colportée durant plusieurs dizaines d’années, la légende de Galois est largement le produit de l’exploitation très imaginative qu’ont fait certains auteurs du récit sobre et équilibré de sa vie rédigé, soixante-cinq ans après sa mort, par l’inspecteur général de l’École Normale Paul Dupuy, pour accompagner un essai du mathématicien norvégien Sophus Lie sur la théorie des groupes. Dans la transformation de Galois, d’un héros national en l’icône universelle d’un martyr de la science, relève Amir Alexander, deux hommes ont joué un rôle particulièrement important : l’historien des sciences George Sarton et le mathématicien Eric Temple Bell, dont le best-seller Men of Mathematics est assurément à l’origine de beaucoup de vocations dans ce domaine. Celle du célèbre mathématicien et physicien Freeman Dyson, par exemple, qui évoque dans son beau livre de souvenirs Les dérangeurs de l’univers combien l’avait frappé le portrait de Galois figurant dans cet ouvrage. 

De nombreux commentateurs de Duel at Dawn ont loué Amir Alexander pour avoir dépouillé l’histoire d’Évariste Galois de tous les embellissements dont elle avait fait l’objet. En réalité, ce n’est pas là que réside la plus grande originalité de son livre. Depuis plusieurs années déjà, dans le sillage d’un article publié en 1982 par le cosmologiste Tony Rothman, Galois fait l’objet d’une vaste et méthodique entreprise de démystification. S’ils ne s’accordent pas nécessairement sur tous les détails (l’identité exacte des deux « patriotes » qui ont pris la défense de Stéphanie Poterin du Motel, par exemple, et plus particulièrement celle de l’adversaire de Galois sur le pré), la plupart des récits récents de la vie du mathématicien font clairement la part de l’invention et de la vérité historique. C’est par exemple le cas de ceux qu’on trouve dans l’ouvrage de Mario Livio The Equation That Couldn’t Be solved, qui couvre largement le même champ que celui d’Alexander, et dans l’histoire de l’algèbre de John Derbyshire Unknown quantity, tous deux légèrement antérieurs. On fera la même remarque au sujet des livres sur Galois publiés en France à l’occasion du deux-centième anniversaire de sa naissance, par exemple celui de Norbert Verdier et l’ouvrage très fouillé de Caroline Ehrhardt significativement sous-titré La fabrication d’une icône mathématique.

On ne mettra pas non plus au crédit d’Alexander un exposé particulièrement remarquable des travaux mathématiques de Galois et de leur impact. Niels Abel avait démontré l’impossibilité de résoudre par radicaux une équation du cinquième degré. Galois établit, lui, positivement, les conditions auxquelles doit nécessairement satisfaire une équation pour être résoluble de cette manière : le groupe de permutations de ses racines doit présenter une certaine structure. Sur la façon dont il a procédé, l’influence qu’a eue sur l’algèbre l’introduction de cette notion de groupe (un groupe est un ensemble d’éléments sur lesquels on peut effectuer une opération), les conséquences de l’extension de cette notion à la géométrie, et le rôle fondamental qu’elle a joué, en association avec le concept de symétrie, dans le processus d’unification des mathématiques qui caractérise l’histoire de cette discipline au XXème siècle, on trouvera cependant des informations plus fournies dans les autres ouvrages cités. 

Comme Galois, Abel et Bolyai ont eu un destin tragique

Ce qui distingue Duel at Dawn et fait son principal intérêt est plutôt la thèse centrale défendue par Alexander, d’une manière il est vrai un peu répétitive qu’on lui a à juste titre reprochée, puisque les mêmes idées se trouvent exprimées à de nombreuses reprises, pratiquement dans les mêmes termes, dans l’introduction, la conclusion et le corps du livre. En quoi consiste-t-elle ? À côté de celle d’Évariste Galois, Alexander évoque longuement les figures de Niels Abel, auteur de travaux de première importance en algèbre, on l’a vu, mais aussi en analyse (l’étude des fonctions), ainsi que de János Bolyai, père, avec Bernhard Riemann et Nikolaï Lobatchevski, sur la base d’une hypothèse de Carl Gauss, de la géométrie non-euclidienne, qui a eu la fortune que l’on sait au XXème siècle, du fait notamment de son application en physique et en astrophysique.

Comme Galois, fait valoir Alexander, ces deux mathématiciens ont eu un destin tragique. Doté d’un caractère bien plus avenant que Galois, et mieux inséré que lui dans la communauté mathématicienne de son pays (la Norvège) et internationale, Abel a cependant vécu toute sa vie dans la pauvreté et est mort de tuberculose à l’âge de vingt-six ans. Quant à Bolyai, échouant à convaincre Carl Gauss de l’intérêt de la nouvelle géométrie qu’il avait développée, il abandonna peu à peu la vie de recherche pour vivre en reclus et mourir dans l’isolement.

Ces trois mathématiciens, affirme Alexander, sont représentatifs de la nouvelle image des mathématiques qui s’est imposée au début du XIXème siècle en association avec leurs découvertes. Les grands mathématiciens de l’époque des Lumières qui les ont précédés, argumente-t-il, comme d’Alembert, Bernouilli, Lagrange ou Euler, si abstraits qu’aient pu être leurs travaux, ne les considéraient pas comme déconnectés de l’univers physique, dont ils s’efforçaient au contraire de rester proches. Ils étaient par ailleurs clairement ancrés dans la société, à l’intérieur de laquelle ils exerçaient souvent des fonctions importantes et reconnues. En contraste avec eux, Galois, Abel, Bolyai, et même dans une certaine mesure  un homme comme Cauchy, se voyaient et étaient perçus comme des héros romantiques en quête de vérités relevant d’un monde singulier et à part. À l’appui de ses affirmations, Amir Alexander invite à considérer les portraits que nous possédons de ces savants : images de jeunes hommes au regard intense et comme brillant d’une flamme intérieure, ils font irrésistiblement penser à ceux des poètes de l’époque comme Byron et Keats. Significativement, fait-il remarquer, seuls les mathématiciens sont représentés de cette manière, et les portraits que nous avons de physiciens célèbres du XIXème siècle comme Lord Kelvin ou Hermann von Helmholtz ne se distinguent guère par leur allure de ceux de Bernouilli ou d’Alembert.

À partir de Galois, les mathématiques coupent les ponts avec le monde réel

Que penser de cette thèse ? Elle est intéressante et mérite d’être considérée avec attention. Comme l’a judicieusement souligné un commentateur, un indice qu’une hypothèse historique possède une réelle valeur est qu’elle nous provoque et nous incite à la réfuter. À l’évidence, l’idée demande cependant à être nuancée. Tous les mathématiciens du XIXème siècle ne sont pas des personnages tragiques, et l’on pourrait facilement trouver des contre-exemples. Comme dans son ouvrage précédent Geometrical Landscapes, dans lequel il mettait en rapport les mathématiques de l’âge classique et le développement, à la même époque, de la cartographie et des grands voyages d’exploration, Amir Alexander, dans Duel at Dawn,  établit une corrélation entre l’évolution de la discipline et les thèmes dominants dans la culture du temps, l’âge romantique. Mais si lien il y a, de quelle nature est-il ? Ainsi que l’a justement noté Reuben Hersh, si les explorations, par les problèmes techniques qu’elles soulevaient, ont assurément orienté les mathématiques vers certains types de questions, prétendre, comme Amir Alexander le fait, que les découvertes et les travaux mathématiques contemporains relevaient d’un même paradigme mental et culturel est clairement aller trop loin. Même si la culture, dans ce nouveau livre, est davantage mise en rapport avec la représentation des mathématiques qu’avec leur contenu, ici aussi, on a l’impression qu’Alexander tire un peu trop de quelques rapprochements. Il est par ailleurs difficile de le suivre lorsqu’il énonce l’idée que cette image romantique de la discipline prévaut encore à présent. Les mathématiciens, aujourd’hui, sont peut-être souvent considérés comme des  personnes sortant de l’ordinaire, mais ils ne sont plus vraiment identifiés à des poètes maudits.

Une des caractéristiques des mathématiques contemporaines mentionnée par Alexander à l’appui de sa thèse appelle toutefois l’attention et mérite qu’on s’y arrête. À partir d’Évariste Galois, dit-il, les mathématiques coupent les ponts avec le monde réel, pour devenir un univers autonome que l’on explore pour lui-même. Il y a quelque chose de vrai dans cette affirmation. L’idée que la connaissance mathématique doit être poursuivie pour elle-même a souvent été formulée au cours des dernières décennies. Dans le prolongement de la déclaration  de Jacobi selon laquelle le but de la science ne peut être que « l’honneur de l’esprit humain » (expression reprise comme titre d’un de ses livres par Jean Dieudonné, un des membres du fameux groupe Bourbaki), G.H. Hardy considérait que les meilleures mathématiques, les plus pures, étaient par définition « inutiles ». Personne, cependant, ne soutiendrait plus une position aussi radicale dans un monde comme le nôtre, saturé de mathématiques et où même les recherches les plus abstruses trouvent un jour une occasion de s’appliquer (dans ses jolies Letters to a Young Mathematician, Ian Steward proposait d’appliquer une étiquette auto-collante libellée « contient des mathématiques » sur les objets quotidiens dans le développement desquels elles ont intervenues à un titre ou un autre – peu d’entre eux en resteraient dépourvus).

Il est par contre tout à fait exact que l’univers mathématique et des mathématiciens est aujourd’hui bien plus éloigné des réalités familières qu’il ne l’était jadis. Rien ne le montre mieux que l’intitulé des grands problèmes. Il existe plusieurs listes de problèmes mathématiques en attente de résolution. La première a été établie par David Hilbert à l’occasion d’une conférence internationale qui se tenait à Paris en 1900. Elle comprenait vingt-trois problèmes dont la plupart ont été résolus ou déclarés par principe impossibles à résoudre,  comme l’hypothèse du continu de Cantor sur les nombres transfinis, démontrée indécidable en conséquence du théorème d’incomplétude de Gödel. Deux autres listes, qui se recoupent en partie, ont été dressées plus récemment, l’une par le mathématicien Steven Smale (dix-huit problèmes) et l’autre par l’Institut Clay de Mathématique (les sept problèmes du Prix du millénaire). Considérons les intitulés de deux problèmes de mathématique classiques. Premièrement, le fameux dernier théorème de Fermat, démontré en 1995, après 350 ans de tentatives infructueuses,  par l’Anglais Andrew Wiles : « Il n’est pas possible de partager un cube en deux cubes, une puissance quatrième en deux puissances quatrièmes et en général une puissance d’exposant supérieur au deuxième en puissances de même exposant ». Ensuite, la conjecture de Goldbach (problème non résolu à ce jour) : « Tout nombre entier pair strictement supérieur à 3 peut être écrit comme la somme de deux nombres premiers ». Comparons-les avec l’intitulé de l’hypothèse de Riemann, le plus célèbre des problèmes non résolus -  il figure sur les trois listes mentionnées : « Tous les zéros non-triviaux de la fonction zêta ont pour partie réelle ½ ». Ou la conjecture de Poincaré en topologie (l’étude des propriétés qualitatives des objets géométriques), démontrée en 2003 par Gregory Perelman : « Soit une variété compacte V simplement connexe, à 3 dimensions, sans bord. Alors V est homéomorphe à une hypersphère de dimension 3 ». Dans les deux premier cas, bien que les problèmes soient terriblement complexes, leur intitulé demeure parfaitement compréhensible. Ceux des deux problèmes plus récents montrent par contre de façon très persuasive à quel niveau d’abstraction par rapport au monde ordinaire se situe aujourd’hui la réflexion mathématique.

Riemann, Hilbert et Klein traversèrent tous les trois des épisodes dépressifs

Un second aspect intéressant est la liste des noms de mathématiciens postérieurs à Galois cités par Alexander comme exemples de mathématiciens tragiques : Kurt Gödel, mort d’inanition volontaire dans la crainte paranoïaque d’être empoisonné, John Nash, qui a plongé dans la schizophrénie, le mathématicien indien prodige Ramanujan, décédé à l’âge de trente-trois ans, Alan Turing, persécuté pour son homosexualité et qui s’est suicidé, Alexandre Grothendieck, « un des mathématiciens les plus influents du XXème siècle », qui après avoir refusé le Prix Crafoord et commencé à se comporter de manière de plus en plus étrange a disparu un beau jour dans les Pyrénées, Gregory Perelman, excentrique notoire qui a refusé la Médaille Fields et le Prix du Millénaire qui lui a été décerné pour avoir résolu la conjecture de Poincaré, avant d’abandonner toute activité mathématique (son étonnante histoire est excellemment racontée par Masha Gessen dans Perfect Rigour). Dans la plupart de ces cas, la tragédie semble avoir pris la forme de la maladie mentale ou de graves problèmes psychologiques. À ces noms, on notera d’ailleurs qu’il aurait été possible d’ajouter ceux de Georg Cantor, qui souffrit une grande partie de sa vie d’une grave dépression, Bernhard Riemann, David Hilbert et Felix Klein, qui, comme le rappelle David Ruelle dans L’étrange beauté des mathématiques, traversèrent tous les trois des épisodes dépressifs, ou même du  mathématicien hongrois Paul Erdös, (« The Man Who Loved Only Numbers », pour utiliser la formule servant de titre à sa biographie), chercheur incroyablement prolifique à l’origine de plus de mille articles importants, qui n’a jamais eu ni famille ni domicile, détestait les enfants et parcourait le monde d’université en université avec, à la main, une valise contenant tout ce qu’il possédait, et était, à l’évidence, un homme très étrange.

Bien sûr, ici aussi, on pourrait citer de nombreux contre-exemples. Il ne manque pas de mathématiciens de grand talent éclatants de santé mentale et à la personnalité parfaitement équilibrée. Une énumération comme celle ci-dessus laisse toutefois résolument songeur. Elle soulève des interrogations au sujet des conditions et des conséquences psychologiques possibles de l’extrême créativité mathématique. L’image des mathématiciens qui en émerge est-elle le pur fruit de l’illusion et le produit de la légende ? Comme toutes les légendes, celles qui entourent les mathématiques ne contiennent-elle pas toujours une certaine part de vérité ?

Indépendamment de la valeur de la thèse qu’y présente Amir Alexander au sujet de la signification symbolique de la mort d’Évariste Galois, qu’il semble difficile de soutenir sous la forme radicale qu’il lui donne, le grand mérite de Duel at Dawn est de conduire à se poser des questions de cette nature. Agréable à lire et dans l’ensemble réussi, le livre nous invite à nous interroger sur cette discipline scientifique aux caractéristiques décidément très spéciales que sont les mathématiques, discipline très différente du reste des sciences exactes et naturelles et des sciences sociales, sur lesquelles elle a pourtant un impact énorme, proche, à certains égards, de la philosophie, voire de l’art, et qui ne cessera pas de sitôt de nous intriguer et nous fasciner. 

Michel André

LE LIVRE
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Duel à l’aube de Évariste Galois et la légende des mathématiques, Harvard University Press

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