Comment j’ai changé de position sur le vote obligatoire

Trop souvent, les participants à un débat argumentent sans envisager d’avoir à modifier une position qu’ils ont construite en amont et qu’il s’agit pour eux de défendre pour l’emporter sur d’autres points de vue. Cela est particulièrement net en matière politique :  faire preuve de rigueur et d’honnêteté intellectuelle est plus facile dans la vie philosophique ou  scientifique que dans la vie politique, comme Max Weber l’explique dans ses célèbres conférences traduites en français sous le titre Le Savant et le Politique. La confrontation des approches d’une question donnée, si elle est bien organisée, peut permettre, en offrant l’occasion d’examiner rationnellement les raisonnements et les analyses des uns et des autres, d’écarter les a priori non fondés, les approches insuffisamment élaborées, les erreurs et, à la limite, de déboucher sur le consensus. Cette idée, qui est au cœur de la théorie de l’agir communicationnel proposée par Jürgen Habermas dans les années 1980, implique bien des vertus démocratiques. Elle exige évidemment des participants qu’ils sachent combiner la défense de leur perspective, et l’écoute les uns des autres. Une expérience récente me permettra d’illustrer concrètement ce propos. Elle a trait à une question politique : ne faut-il pas rendre le vote obligatoire ? Au début décembre 2011, Louis-Georges Tin, président nouvellement élu du CRAN (Conseil Représentatif des Associations Noires de France) – un mouvement dont je préside le Conseil scientifique – m’en soumet l’idée, que je trouve excellente. Il en souligne divers avantages, et d’autres nous viennent à l’esprit au cours de notre discussion. Nous décidons de rédiger de concert une tribune sur cet enjeu, et de la proposer au quotidien Le Monde. Elle paraît (le Monde.fr, 14 décembre) sous un titre sans nuance : « Vive le vote obligatoire ! » Nos arguments sont forts : l’abstention est un fléau qui atteint d’abord les plus défavorisés, victimes d’une sorte de suffrage censitaire non-dit, elle concerne les jeunes de banlieue ou du monde rural, les ouvriers, les personnes âgées et isolées, les Noirs, etc. Le vote obligatoire, qui existe dans d’autres pays, pourrait y mettre fin, surtout si en l’instaurant, la loi impose aussi de comptabiliser le vote blanc. Notre article envisage aussi quelques objections, les unes pratiques (comment éventuellement sanctionner ceux qui ne votent pas lorsqu’ils sont pauvres, et déjà exclus de la vie civique ?), les autres plus théoriques : le vote obligatoire ne favoriserait-il pas le populisme et la démagogie, en direction de nouveaux électeurs peu éduqués – un argument dangereux, utilisé dans le passé pour restreindre les droits civiques des pauvres, des femmes, des jeunes, des ouvriers. Chacun ne devrait-il pas être libre de voter, ou non ? Ne constate-t-on pas d’ailleurs que le vote obligatoire n’est pas nécessairement une marque de démocratie, puisqu’on le rencontrait dans l’Égypte de Moubarak ou à Singapour ? Le libéralisme, ici, oublie le fait que la vie collective démocratique peut impliquer des obligations, des devoirs, à l’image par exemple de l’école obligatoire, qui  est au service de toute la collectivité, et contribue à élargir la République. Dans le même contexte, le CRAN organise une conférence de presse autour de cette proposition, j’y participe, et un argument supplémentaire est fourni par un historien proche du CRAN, François Durpaire : au Brésil, où existe le vote obligatoire, les plus défavorisés ne votent pas nécessairement en masse, mais l’essentiel est ailleurs, il tient au fait que les acteurs politiques prennent beaucoup plus en compte leurs attentes et leurs demandes. C’est alors que je suggère à Louis-Georges Tin d’organiser une journée d’études sur le fond à laquelle seraient associés la Fondation Maison des Sciences de l’Homme, que je dirige, et le CEVIPOF, dirigé par Pascal Perrineau. Ce dernier accepte bien volontiers, le projet est vite lancé, nous convions un constitutionnaliste, Didier Maus, des chercheurs, des responsables politiques et associatifs, et proposons un titre cette fois-ci ouvert et interrogatif: « Le vote obligatoire : pourquoi pas ? ». Le colloque du 27 mars 2012 est une réussite intellectuelle, on le verra, et un « bide » : une quinzaine de personnes tout au plus sont venues en plus des intervenants, et ce sont pour la plupart des amis très proches de l’un ou l’autre des organisateurs. La rencontre ayant été bien préparée et annoncée, il faut se résoudre à admettre que la question posée ne fait pas recette. C’est d’ailleurs ce que confirme Didier Maus, qui retrace avec précision l’historique des propositions de lois qui, en France, depuis plus de deux siècles et surtout sous la Ve République, ont tenté à plusieurs reprises d’imposer le vote obligatoire : ces propositions n’ont jamais été l’occasion de vives discussions ou de grands débats. D’ailleurs, elles ont pu provenir aussi bien de la droite que de la gauche. Le vote obligatoire n’est donc pas une thématique mobilisatrice, alors même que l’abstention est une question lancinante, surtout en temps de campagne et d’élections. Je note donc ce paradoxe, pour en faire état dans les remarques conclusives que je dois formuler à la fin de la rencontre : il est maladroit de tenter de mettre en débat une telle thématique au moment où tant de Français se désintéressent de la politique, c’est le genre de question dont on ne peut traiter qu’à contretemps. Je me dis aussi que les abstentionnistes ne constituent pas en eux-mêmes une force capable de se lancer dans un combat politique, ce ne sont pas des acteurs susceptibles d’action collective et d’autonomie, c’est pourquoi ceux qui voudraient rendre le vote obligatoire n’obtiennent pas un grand écho au sein de la société. C’est pourquoi aussi je suis entièrement en phase avec Christophe Carêche, député socialiste, quand il explique en milieu d’après-midi que la seule façon réaliste d’envisager le vote obligatoire est de le proposer au milieu d’un ensemble de dispositions dont il ne serait qu’un élément, sans l’isoler, par conséquent, de propositions plus fortes ou mobilisatrices, relatives par exemple, au non-cumul des mandats, à la lutte contre les conflits d’intérêt, le clientélisme ou la corruption. Mais qu’est-ce que l’abstention ? Les chercheurs en sciences politiques, Anne Muxel et Pascal Perrineau, chacun pour sa part, apportent ici un éclairage décisif. J’avais déjà constaté, en préparant cette journée d’études, qu’en Grande Bretagne, les études (sur cet enjeu précis bien plus denses et nombreuses qu’en France) indiquent que la pauvreté, la précarité ou l’exclusion sociale, mais aussi le racisme subi expliquent moins l’abstention qu’une autre variable : l’âge (1). En fait, montre notamment Anne Muxel, les abstentionnistes ne sont pas seulement des personnes pauvres, démunies, précaires ou exclues, éloignées de se sentir concernées par la citoyenneté pour des raisons sociales. Ce sont aussi, de plus en plus, des citoyens qui, par leur refus de voter, expriment une position. Et ici, les jeunes générations occupent une place importante. Dès lors, cette journée d’études, en soulignant le fait que l’abstention est aussi un refus de vote, à la fois politique et générationnel, m’oblige à revenir sur mes positions de départ. Puisque, comme les données empiriques l’attestent, l’abstention a de plus en plus un sens politique, c’est qu’elle vient signifier une mise en cause des partis et des responsables politiques. Elle véhicule une critique de l’offre politique, qui ne correspond pas, pour ceux qui l’expriment, à leurs attentes et à leurs demandes. Ce n’est pas seulement un phénomène d’abandon, de marginalité ou de déréliction sociale. À partir du moment où la notion d’abstention éclate analytiquement en deux logiques principales, l’une sociale, l’autre politique, et où, de surcroît, c’est l’abstention politique qui gagne du terrain,  l’idée de rendre le vote obligatoire est au mieux inopérante, et plus vraisemblablement contre-productive. Car si elle propose une réponse satisfaisante à la logique sociale de l’abstention, elle prive d’expression la logique politique. C’est finalement une fausse bonne idée. Telle est la conclusion que je tire de ce processus de débat dont la journée d’études avec mes amis du CEVIPOF et du CRAN a été l’aboutissement. Michel Wieviorka 1. Annabelle Lever, « Compulsory Voting : A Critical Perspective », B.J. Pol.S. 40, pp. 897-915 : « it is age, rather than wealth or income, which is the best predictor of who votes. Interestingly, in Britain, race is not a significant variable in explaining turnout, nor is wealth per se ».

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