Les envoûtantes images d’Edward Hopper
Publié en mai 2012. Par Michel André.
Un snack-bar, la nuit, au coin de deux rues formant un angle aigu, totalement désertes. Deux immenses vitres se rejoignant en une pointe arrondie et la lumière crue de l’éclairage au néon qui tombe du plafond lui donnent l’air d’un aquarium triangulaire. Juché sur un tabouret et nous tournant son dos courbé, un homme trapu tient un verre. En face de lui, un couple silencieux semble tout droit sorti d’un film noir : lui a un nez busqué et le costume, le chapeau fedora et, entre les doigts, la cigarette d’un détective de Dashiell Hammett ; elle a de longs cheveux roux et porte une robe rouge aux manches ne couvrant que les épaules. À leur droite, devant deux grands percolateurs à café brillant de l’éclat de leur métal, le tronc penché en avant, un serveur coiffé d’un calot a les mains sous le comptoir (Nighthawks). Une haute maison de style second Empire ornée de colonnades, aux toits spectaculairement mansardés, à la physionomie presque humaine et à l’allure étrange et menaçante se dresse derrière une voie ferrée. On la voit en légère contre-plongée d’un peu plus bas que le talus, obliquement illuminée et baignant dans une lumière verdâtre (House by the Railroad). Dans une rue vide de toute présence, une longue façade couleur ocre formée par la répétition d’éléments identiques est frappée par les rayons du soleil du matin. À l’unique étage se succèdent des fenêtres aux stores levés ou à moitié tirés. Au rez-de-chaussée, les vitrines d’une série de boutiques, dont celle d’un barbier, reconnaissable au poteau multicolore placé devant elle ; il projette sur le trottoir une ombre très allongée, comme le fait quelques mètres plus loin une borne d’incendie (Early Sunday Morning).
Tout le monde a vu ces images, tout le monde se souvient d’elles et beaucoup d’entre nous en connaissent l’auteur : ce sont des tableaux du peintre américain Edward Hopper. Comment expliquer l’emprise qu’elles exercent sur tous ceux qui les ont eues sous les yeux ? Pourquoi s’impriment-elles de cette façon dans notre mémoire ? Pour quelle raison, même après les avoir vues cent fois, continue-t-on à rester fasciné par elles et à tenter de déchiffrer leur sens ou d’élucider leur mystère ? Dans son livre Un théâtre silencieux : l’art d’Edward Hopper, Walter Wells a essayé de répondre à ces questions. Publié en 2007, réédité en 2011, écrit dans une langue élégante et remarquablement traduit en français, l’ouvrage n’est ni une vraie biographie d’Hopper, ni une analyse de son œuvre à la manière systématique et chronologique des livres d’histoire de l’art - une discipline qui n’est d’ailleurs pas celle de Wells. Spécialiste de langue anglaise, de littérature et d’histoire de la culture américaine, Walter Wells aborde Hopper en essayiste.
Abondamment illustré de reproductions d’excellente qualité, le livre est structuré en une suite de réflexions sur quelques thèmes récurrents de l’œuvre de Hopper, qui correspondent à autant d’aspects de sa vision du monde, de sa conception de l’art et de sa personnalité : les fenêtres (omniprésentes dans sa peinture, dont les portes sont quasiment absentes), la nudité et le nu, les rails et le chemin de fer (qui apparaissent souvent sur ses toiles), la mer et les marines, l’architecture des maisons et des immeubles urbains, le théâtre, enfin, thème qui sert de fil conducteur à l’ouvrage. Comme l’indique le titre, l’idée de Wells est en effet que l’œuvre de Hopper peut être définie comme un théâtre silencieux : « théâtre », parce que chacune de ses toiles est comme une mise en scène ; « silencieux », parce que le silence est ce que « presque tout le monde [...] perçoit immanquablement dans chacun de ses tableaux ». Silence des rues désertes, des maisons isolées, des chambres vides, des trains immobiles, des routes de campagnes perdues, des motels loin de tout, des usines à l’arrêt, des couples qui ne se parlent pas, des petits groupes de gens muets et des personnes solitaires (le plus souvent des femmes) qui peuplent les peintures de Hopper. Un silence si dramatisé, dit Joseph Anthony Ward dans son bel essai American Silence, et sur lequel l’accent est mis si fort, qu’il en devient « le sujet et le thème même des œuvres ».
Pour expliquer l’effet des tableaux de Hopper, Walter Wells, lorsque c’est nécessaire, fait appel à des considérations techniques sur la palette utilisée, la composition, la perspective et l’organisation de la toile. Pour en dégager la signification, il s’appuie sur les éléments pertinents de l’histoire culturelle américaine et de la biographie de l’artiste. Son ouvrage se veut un dialogue avec les spécialistes de Hopper, tout particulièrement avec Gail Levin, auteur d’une biographie du peintre qui a significativement modifié l’image que l’on se faisait de lui.
Extraordinairement taciturne
Né en 1882 à Nyack, petite ville de l’État de New York, dans une famille de classe moyenne et très religieuse de Protestants baptistes, Hopper était un homme puritain, conservateur en politique, de tempérament mélancolique et dépressif, introverti, extraordinairement taciturne, chroniquement fatigué et quasiment asocial. Parce qu’il dessinait avec talent, ses parents l’avaient encouragé à devenir illustrateur. Durant sa jeunesse, pour parfaire sa formation artistique, il fit trois séjours à Paris qui le marquèrent pour son existence entière. Il y découvrit les impressionnistes, plus particulièrement Manet et Degas, la littérature française, qu’il aima toute sa vie, et l’univers du plaisir et de la sensualité, auquel sa morale rigoureuse lui rendait toutefois difficile de prendre part sans arrière-pensées. De retour aux États-Unis, il vécut plusieurs années en produisant des illustrations commerciales et pour les magazines, ainsi que des affiches. Au début des années vingt, sa vie prit un double tournant. Pour la première fois, il exposa des œuvres personnelles dans une galerie d’art et en 1924, à l’âge de 42 ans, il se maria avec une femme d’un an plus jeune que lui, Josephine Nivison, également peintre. Durant le reste de leur longue vie, Edward et Jo Hopper allaient vivre ensemble quasiment coupés du monde, inséparables mais se disputant sans arrêt, pathologiquement dépendants l’un de l’autre, enfermés dans ce qu’un témoin a appelé « un délire à deux ».
Ni l’un ni l’autre n’avaient un caractère facile. Coincé par son puritanisme et victime de ses forts préjugés, Edward Hopper était un mari autoritaire, souvent brutal et d’humeur presque toujours maussade. Tout au long de leurs quarante-deux ans de vie commune, Jo Hopper a tenu un journal dans lequel elle relatait les faits de leur vie, décrivait minutieusement la préparation et l’état d’avancement de chacune des toiles de son mari et faisait état de ses multiples doléances à son égard. Jo reprochait en particulier à Hopper de ne pas accorder de valeur à son propre travail artistique et de ne pas la soutenir dans ce domaine, de ne pas l’autoriser à conduire leur voiture (il ne s’y résoudra qu’après des années), ainsi que son égoïsme dans leurs relations physiques, qui étaient commandées par les exigences de son seul plaisir (leur mésentente sur ce plan était apparemment totale).
Dans sa biographie de Hopper, Gail Levin exploite abondamment le contenu de ces journaux, qu’elle tend à prendre à la lettre, ce dont on lui a fait grief. Les relations intenses mais pénibles du couple Hopper, dont on peut trouver un reflet déformé dans les œuvres d’Edward, étaient paradoxales et compliquées. Moins douée artistiquement que son mari, comme Levin le reconnaît elle-même, Jo semble curieusement avoir perdu beaucoup de son talent au moment où elle a commencé à vivre avec Hopper. Son ressentiment envers lui s’accompagnait d’une volonté de s’immerger complètement dans sa vie. Hopper et sa femme n’avaient pas d’enfants, et Jo faisait volontiers référence aux tableaux d’Edward comme à sa progéniture. Elle avait aussi exigé d’être la seule à poser pour lui comme modèle : à partir du moment où ils se sont rencontrés, toutes les femmes représentées dans les œuvres de Hopper, nues ou habillées, jeunes ou plus âgées, ont été peintes d’après Jo, transformée pour les besoins de la cause jusqu’à en devenir parfois très difficile à reconnaître (à 70 ans, elle servit de modèle pour des personnages de femme nettement plus jeunes). Edward Hopper et sa femme vécurent toute leur vie dans un petit appartement sans confort situé à Greenwich Village à New York, au sommet d’un immeuble dépourvu d’ascenseur, auquel on accédait par 74 marches qu’ils grimpèrent quotidiennement jusqu’à leur mort, à un an d’intervalle, à 85 ans tous les deux, lui avant elle. Ils ne le quittaient que pour passer l’été dans leur petite propriété de Cap Cod, sur la côte de Nouvelle-Angleterre, région que Hopper aimait « viscéralement », comme le dit la romancière Anne Proulx dans son beau portrait du peintre. À quelques reprises, ils l’abandonnèrent aussi pour des excursions touristiques, notamment dans l’ouest des États-Unis et au Mexique.
Une sorte de littérature visuelle
Walter Wells met bien en évidence la place que tenait la littérature dans la vie de Hopper, l’influence qu’ont pu exercer ses lectures sur sa peinture et la dimension littéraire de ses œuvres. Solitaire et appréciant peu la compagnie, Hopper, comme Jo, lisait beaucoup, en anglais et en français. Ralf Waldo Emerson et Henry David Thoreau, les penseurs de la Nouvelle-Angleterre, figuraient parmi ses auteurs préférés, ainsi que, notamment, Herman Melville, Sherwood Anderson, Walt Whitman, Ernest Hemingway, Henrik Ibsen, et, pour les français, Montaigne et Paul Valéry (parce que Hopper rapporte avoir beaucoup aimé la nouvelle de Hemingway Les tueurs, Gail Levin soutient qu’elle a inspiré la scène représentée dans Nighthawks, mais ceci est pure conjecture).
Du fait de cette forte culture littéraire, la peinture de Hopper, n’hésite pas à avancer Walter Wells, s’apparente à une sorte de « littérature visuelle ». « Dans chacune de ses tableaux », écrivait John Updike, Hopper « semble sur le point de raconter une histoire ». Walter Wells est encore plus précis : « Dans ses tableaux, quelque chose se passe, silencieusement. Et s’il ne se passe rien, c’est qu’il est arrivé quelque chose ou que quelque chose est sur le point de se produire ». Hopper et Jo avaient d’ailleurs pour pratique de donner des noms aux différents personnages représentés sur les toiles, et de leur inventer une vie et des habitudes.
Une vue superficielle de la peinture de Hopper et des raisons pour lesquelles elle retient l’attention est qu’elle est réaliste et dépeint la vie américaine, plus particulièrement la vie américaine des années trente. Qu’Edward Hopper ait façonné l’image que les Américains eux-mêmes et le reste du monde se font des États-Unis est incontestable. Comme le dit Robert Hughes dans sa belle histoire de la peinture américaine : « Ses images sont devenues une composante du grain et de la texture de l’expérience américaine, et même aujourd’hui […] il est impossible de voir l’Amérique autrement que réfractée par elles. […] L’« effet Hopper » est particulièrement prononcé à New York, où des Hoppers sont partout : un homme regardant par la fenêtre, un rayon de soleil sur une corniche, le lobby d’un hôtel de troisième classe ». Et de toutes les Amériques, celle que les toiles d’Edward Hopper semblent avoir le mieux capturé est celle de la Nouvelle-Angleterre de l’entre-deux guerres, où ce qui subsistait de la tradition luttait contre l’irrésistible montée de la modernité.
La peinture d’Edward Hopper n’est est pas moins très différente de celle des grands réalistes américains comme Winslow Homer ou Thomas Eakins, a fortiori des œuvres d’un illustrateur comme Norman Rockwell - trois artistes auxquels on l’a parfois comparé. (S’il fallait rapprocher Hopper d’un peintre réaliste, ce serait plutôt Charles Burchfield, qu’il admirait et dont les tableaux baignent dans une atmosphère de mystère qui n’est pas sans rappeler celle de ses œuvres). Hopper détestait d’ailleurs l’expression de « scène américaine » employée par les critiques à son propos et se défendait de vouloir peindre la réalité des États-Unis. Interrogé au sujet des raisons qui le déterminaient à choisir un sujet plutôt qu’un autre, il répondit un jour : « Je ne sais pas exactement, sinon qu’ils sont les meilleurs médiums pour la synthèse de mon expérience intérieure ». De fait, le monde que montrent les toiles de Hopper est moins le monde tel qu’il est réellement que l’image mentale que nous produisons dans notre esprit sur la base des sensations et des émotions que son spectacle suscite en nous.
Hopper a toujours été peu loquace, elliptique et ambivalent au sujet de ses toiles et de leur signification. « Cette histoire de solitude a été exagérée », dit-il ainsi à une occasion. Et à propos d’un de ses dernières œuvres, Sun in an Empty Room, qui comme son titre l’indique, montre une pièce vide dont un mur est illuminé par le soleil : « Quand j’étais à l’école […] nous nous demandions à quoi pouvait ressembler une chambre quand il n’y avait personne pour la voir ». « Plutôt que de représenter des individus posant et grimaçant », avouait-il quelques années auparavant à Lloyd Goodrich, auteur de sa première biographie, « ce que je voulais était peindre la lumière du soleil sur le mur d’une maison ». C’est ce qu’il a fait dans cette peinture, ainsi que dans une autre, antérieure, dont on la rapproche naturellement, Rooms by the Sea, qui représente deux pièces ouvertes sur la mer, sur les murs et le sol desquels se déverse le soleil.
Dans ses explications, Hopper soulignait aussi parfois certains éléments de ses tableaux au détriment d’autres. Avec Nighthawks, il affirmait ainsi avoir « sans doute inconsciemment voulu représenter la solitude des grandes villes » (cette solitude de la « foule solitaire » du sociologue David Riesman, souvent cité à propos de Hopper). Ce n’est pourtant là qu’une dimension du tableau. Comme le fait justement remarquer Walter Wells, le snack-bar illuminé peut être considéré comme un de ces « lieux de refuge » que mettent fréquemment en valeur les toiles de Hopper : refuges contre les périls de la nuit urbaine, mais aussi la sauvagerie d’une nature présentée comme hostile (chez Hopper, les arbres et la forêt ont toujours un air un peu effrayant).
Un art de la soustraction
Plusieurs créations de Hopper évoquent les œuvres de peintres surréalistes comme René Magritte ou Paul Delvaux, et les images des phares de Cap Cod qu’il aimait peindre font venir à l’esprit les tours désolées et les paysages urbains fantastiques de Giorgio de Chirico. Influencé par la peinture d’intérieur hollandaise de Vermeer, Pieter de Hooch et Jan Steen, ainsi que les œuvres romantiques de David Caspar Friedrich, Hopper, qui à la fin de sa vie se disait impressionniste, était en réalité très éloigné de l’approche intellectuelle des surréalistes. Mais il partageait avec eux l’habitude de composer des images essentiellement inventées. Un des procédés qu’il utilisait à cette fin, bien mis en lumière par Walter Wells, est la simplification. Toujours très dépouillées, les images de Hopper ne comprennent que peu d’éléments, et jamais aucun qui soit purement décoratif ou ornemental : à une exception près, les pièces de ses maisons ne contiennent pas de fleurs, et ses personnages féminins ne portent jamais de bijoux. L’art d’Edward Hopper, dit très bien le critique Morris Dickstein, est un art de la soustraction.
Une autre caractéristique des images de Hopper est qu’elles sont toujours le produit de la fusion d’éléments existants, retravaillés par le souvenir et l’imagination. Ceux qui sont partis à la recherche du snack-bar ayant servi de modèle à celui de Nighthawks, par exemple, sur la base des renseignements assez vagues donnés par Hopper, sont revenus bredouilles et déçus. Si un établissement de ce type a bien existé aux environs de l’endroit mentionné par Hopper, ce n’était pas exactement à l’emplacement indiqué, et il n’avait que peu de points communs avec le diner qui figure dans le tableau. De même, la salle de cinéma au décor kitch de velours rouge et de colonnades torsadées du très beau New York Movie, qui montre une ouvreuse appuyée sur le mur et perdue dans ses pensées tandis que l’on projette un film non identifiable devant une poignée de spectateurs, est une synthèse de quatre cinémas de Manhattan. « À quoi bon, alors », fait justement valoir Alain Cueff dans son récent essai sur le peintre, « chercher à identifier tel lieu précis dans New York ou ses environs qui pourrait correspondre à tel ou tel tableau ? Le monde subjectif n’est que la somme des perceptions passées et actuelles ». C’est son monde intérieur que peignait avant tout Hopper, et comme l’écrit John Updike, « s’il ne s’était pas tourné vers sa réalité intérieure, Hopper n’aurait pas peint des Hoppers ».
Certains ont affirmé qu’Edward Hopper était un mauvais peintre, qu’il ne savait notamment pas rendre les visages. Hopper « ne peignait pas bien les gens », a par exemple écrit John Updike, et Clement Geenberg a fameusement déclaré : « Il se trouve que Hopper n’est pas un bon peintre ». Il ajoutait toutefois : « S’il était meilleur peintre, il ne serait sans doute pas un artiste aussi supérieur ». Walter Wells s’inscrit en faux contre de tels jugements. Hopper était un artiste lent et parcimonieux. En plus de soixante ans de vie active, il n’a produit que quelques centaines de toiles et de dessins. Toutes ses œuvres étaient longuement préparées, précédées de multiples esquisses et il pouvait rester de longs mois sans rien achever, surtout à la fin de sa vie. Mais c’était un créateur qui maîtrisait parfaitement sa technique, tout à fait capable, par exemple, de restituer fidèlement les traits d’un visage. Lorsqu’il les laissait dans l’indistinction, c’était de propos délibéré, et s’il lui arrivait de violer les règles de la perspective, c’était en pleine connaissance de cause, à des fins dramatiques.
Obsédé par la lumière
Un point sur lequel personne ne conteste son extraordinaire talent est le traitement de la lumière. Hopper était obsédé par la lumière, qu’il identifiait à la vie même. Dans ses tableaux, elle est omniprésente, si ostensiblement mise en avant qu’il la décrivait lui-même souvent (un peu trop rapidement et succinctement, à sa manière laconique habituelle) comme leur véritable sujet. De Second Story Sunlight, par exemple, qui met en scène deux femmes, l’une jeune, l’autre plus âgée, sur la terrasse d’une maison au toit triangulaire exposée au soleil, il a déclaré qu’il était « une tentative […] de peindre la lumière du soleil dans la mesure du possible sans pigment jaune ». À un critique qui l’interrogeait au sujet de l’extraordinaire Summer Evening, « un des tableaux les plus réussis de Hopper » décrète avec justesse Walter Wells, qui représente un jeune couple dans une situation de grande tension psychologique sous le porche éclairé d’un bungalow par une chaude soirée d’été, Hopper, peut-être il est vrai en partie pour éluder la question embarrassante de la signification réelle du tableau, mais en des termes très révélateurs, affirma que le seul intérêt qu’il lui voyait était « la lumière qui ruisselle et la nuit tout autour ». Lumière oblique jaune et vive du matin, douce et orangée du crépuscule, lumière verticale de midi ou chaude de l’après-midi, dans tous les tableaux de Hopper, on sait toujours à quel moment de la journée on se trouve. Et dans les vues d’intérieur et les images nocturnes, la lumière artificielle (lumière brutale des tubes à fluorescence, plus douce des ampoules à incandescence), ses effets sur les murs et les planchers, comme ses reflets dans les vitres, sont constamment traités avec la même attention respectueuse et quasiment amoureuse.
Dans l’ensemble, Walter Wells analyse les tableaux d’Hopper avec beaucoup de pénétration et de finesse. L’organisation du livre par grand thèmes, et les multiples rapprochements éclairants de tableaux d’époque parfois très éloignées qu’elle permet, contribuent à faire saisir l’unité d’inspiration de l’œuvre de Hopper et aident beaucoup le lecteur à entrer dans l’univers psychologique, mental et imaginaire si particulier du peintre. La principale faiblesse de l’ouvrage, mais elle est de taille, si grave en vérité qu’elle gâche presque le plaisir de sa lecture à de nombreuses pages, est le recours déroutant et exaspérant régulièrement fait par Wells à ce qu’il faut bien appeler des interprétations psychanalytiques bon marché, si grotesques qu’on les dirait parodiques. Hopper avait lu et apprécié Freud et Jung, il attribuait beaucoup d’importance à la vie mentale inconsciente, sa personnalité était à bien des égards un nœud de problèmes psychologiques et, sous une forme le plus souvent oblique et allusive, la sexualité est très présente dans ses œuvres. Mais identifier systématiquement, comme le fait Wells, chaque objet long (poteau, colonne ou phare) avec un phallus, et chaque trou, cavité ou tunnel avec un vagin ; faire référence à n’importe quel propos à la figure de la mère et au conflit œdipien mal résolu, c’est tomber dans des caricatures d’explication tellement réductrices et ridicules qu’il faut une énorme dose de bonne volonté pour ne pas refermer immédiatement le livre.
Hitchcock et Wim Wenders
Wells évoque bien entendu les relations notoirement étroites qu’entretiennent l’œuvre de Hopper et le cinéma. Grand amateur de films (comme Jo, il appréciait aussi beaucoup le théâtre), Hopper a fortement été marqué par le cinéma, notamment le cinéma expressionniste allemand et les films de gangsters américains des années trente. Et ce que le cinéma lui a donné, selon la formule consacrée, il le lui a rendu avec intérêt. De tous les peintres du vingtième siècle, Hopper est celui qui a le plus profondément influencé le septième art.
La fréquentation des salles obscures a renforcé le goût spontané qu’avait Hopper pour le format horizontal. Au cinéma, Hopper a notamment emprunté ses cadrages, ce qu’on est tenté d’appeler ses « angles de prise de vue » (beaucoup de ses tableaux sont peints en plongée ou en contre-plongée), la technique des éclairages et des jeux d’ombre, ainsi que des thèmes et des situations. Ces mêmes éléments, comme certaines atmosphères, font partie de ce que le peintre a transmis en retour aux cinéastes. Plusieurs toiles de Hopper, à commencer par Nighthawks, ont clairement contribué à définir l’esthétique du film noir. L’influence la plus fréquemment mentionnée est bien sûr celle que Hopper a exercée sur le cinéma d’Alfred Hitchcock, pleinement reconnue par l’intéressé. Comme on sait, la maison de Norman Bates (joué par Anthony Perkins) dans Psychose est identiquement l’inquiétante bâtisse représentée dans House by the Railroad (qu’on retrouve d’ailleurs dans Géant, le dernier film de James Dean et dans Les moissons du ciel de Terrence Malick, et qui a inspiré la maison hantée du dessin animé La famille Adams et celle de Disneyland).
Mais il y a bien d’autres exemples, y compris dans Psychose. La vue plongeante d’un immeuble surgissant d’un paysage urbain sur laquelle s’ouvre le film, évoque ainsi irrésistiblement une autre toile de Hopper intitulée The City. Fenêtre sur cour est tout entier une espèce d’hommage aux nombreux tableaux voyeurs de Hopper, où le regard pénètre dans l’intimité d’un intérieur domestique ou de bureau par une fenêtre éclairée. L’influence de Hopper sur Hitchcock a également été relevée dans Vertigo, et Alain Cueff en a trouvé des traces dans Marnie, L’ombre d’un doute et même La corde, dont l’action, filmée en un plan-séquence unique, se déroule entièrement dans une pièce située au dernier étage d’un building new-yorkais.
Détresse métaphysique
Un autre réalisateur revendiquant ouvertement l’influence de Hopper est Wim Wenders, qui s’est souvent exprimé avec chaleur à son sujet et dont plusieurs films, notamment ses films « américains », contiennent des références ostensibles à sa peinture. On dira la même chose des réalisations de David Lynch, dont les images rappellent souvent celles de Hopper, en plus morbide toutefois, Lynch tendant à y introduire une ambiance trouble absente des modèles dont il s’inspire. Mais la liste ne s’arrête pas là. Des échos des tableaux de Hopper apparaissent aussi chez Michelangelo Antonioni et Jim Jarmusch ; l’adaptation à l’écran, par Robert Siodmak, de la nouvelle de Hemingway censée avoir inspirée Nighthawks comporte une scène qui se passe dans un décor rappelant clairement le tableau ; le critique de cinéma Philip French affirme avoir relevé la présence des œuvres de Hopper derrière « pratiquement chaque plan » de Picnic de Josuah Logan, qui décrit la désespérante monotonie et l’ennui profond de la vie dans une petite ville du Middle West, ainsi que dans Road to Perdition de Sam Mendes, dont l’action se passe à l’époque de la prohibition. L’astucieux analyste d’images Alain Korkos a de surcroît documenté l’influence de Hopper sur le cinéma d’Andrzej Wajda et celui de Woody Allen. L’inventaire pourrait se poursuivre longtemps, tant nombreux sont les réalisateurs et chefs-opérateurs, par définition hommes d’image, que les œuvres de Hopper ont impressionnés. Ce n’est pas le fruit du hasard. Entre Hopper et le cinéma existait une affinité profonde. Comme le fait pertinemment remarquer le critique Peter Schjeldahl : « Ses tableaux ne sont pas ceux d’un observateur du monde visible mais d’un metteur en scène propulsé par son imagination […] Hopper a compris la métaphysique du cinéma comme aucun autre artiste jusque, peut-être, Andy Warhol, et mieux que tous les réalisateurs, sauf les plus grands ».
L’œuvre de Hopper a également eu un certain impact sur la photographie. Par leur apparent réalisme, leur contenu psychologique et sociologique, leur caractère très construit et le rôle qu’y jouent les angles de prise de vue, les cadrages, les ombres et les lumières, ses tableaux évoquent les œuvres de photographes contemporains. « De Hopper », va jusqu’à écrire l'essayiste anglais Geoff Dyer, « on pourrait affirmer qu’il est le photographe américain le plus influent du XXème siècle, bien qu’il n’ait jamais pris lui-même la moindre photographie ». Des traces de l’influence de Hopper sont évidentes dans les photos en noir et blanc de Robert Adams et celles, en couleur, de William Eggleston et de Stephen Shore : carrefours déserts, routes bordées de poteaux téléphoniques qui se perdent au loin, stations-service sous le soleil.
On a également suggéré que l’esprit de Hopper est présent chez Walker Evans, Robert Frank et Diane Arbus. Si c’est le cas, c’est de manière moins manifeste. Dans les images de ces photographes proches de la tradition documentaire et du reportage, l’élément social et humain tend en effet à prendre une place centrale qu’il n’occupe pas dans les tableaux du peintre. Un photographe à propos duquel on évoque systématiquement le nom de Hopper est Gregory Crewdson (davantage que photographe, Crewdson devrait en réalité être baptisé un metteur en scène d’images fixes, parce que ses compositions très calculées sont réalisées avec tous les moyens techniques, la logistique et la méticulosité de plans de cinéma). Derrière les similitudes superficielles, on a cependant affaire à deux univers substantiellement différents. Des images de Crewdson émane une impression de sordide totalement absente des œuvres d’Edward Hopper. Hopper ne peint jamais des placards béants, des matelas éventrés, des intérieurs kitchs, vétustes et saccagés ou des caravanes rouillées. Il est le peintre de la détresse métaphysique et de la misère affective, pas celui de la pauvreté matérielle, de la déchéance physique ou de l’indigence culturelle. Dans ses tableaux, les chambres sont propres et fraîches et les pavillons en bon état ; les protagonistes sont le plus fréquemment des personnes issues de la classe moyenne, leur maintien est toujours exempt de laisser-aller et on les voit souvent en train de lire.
Une trompeuse apparence de simplicité
À côté de cet héritage sérieux, les images d’Edward Hopper ont donné lieu à de nombreuses récupérations humoristiques et citations parodiques. C’est tout particulièrement le cas du plus emblématique de ses tableaux, Nighthawks, dont il existe de multiples versions fantaisistes - l’une d’entre elles met en scène Humphrey Bogart, James Dean, Marilyn Monroe et Elvis Presley. Les tableaux de Hopper ont par ailleurs servi à illustrer des centaines de couvertures de livres, plus particulièrement de romanciers américains, on en a fait d’innombrables affiches et elles ornent souvent les calendriers. Cette multiplication, autour de nous, d’échantillons de l’univers d’Edward Hopper ou de références à sa peinture explique en partie pourquoi ses images nous semblent si familières. Mais l’effet puissant que ces images continuent à faire sur nous, la profondeur à laquelle elles sont enracinées dans notre imaginaire, la difficulté que l’on éprouve à s’en détacher, tiennent à d’autres raisons, bien identifiées et longuement décrites par Walter Wells : leur perfection formelle, leur charge émotionnelle, leur éloquence muette, leur puissance dramatique, leur caractère énigmatique, sous une trompeuse apparence de simplicité.
Un théâtre silencieux se referme symboliquement sur une reproduction du dernier tableau peint par Edward Hopper, lui-même éminemment symbolique. Intitulé Two Comedians, il représente deux acteurs costumés en Pierrot et Pierrette, les fameux personnages de la Commedia dell’arte, debouts au bord d’une scène de théâtre, vus du parterre en contre-plongée, se tenant par la main et s’inclinant légèrement pour saluer le public. Rappel de la plus remarquable toile de jeunesse de Hopper, Soir bleu, au centre de laquelle apparaît, assis en compagnie louche à la table d’une terrasse de café, une cigarette aux lèvres, un clown outrageusement fardé en tenue de scène et collerette blanches qui présente une forte ressemblance avec le peintre, le tableau, qui fait aussi écho au Pierrot de Watteau et aux images du film Les enfants du paradis de Marcel Carné, est à la fois une évocation de l’existence singulière et solitaire des artistes et un hommage de Hopper à celle qui a été sa collaboratrice, au titre de son modèle, durant plus de quarante ans. À 83 ans, Hopper livrait avec cette œuvre d’adieu l’ultime de ces dizaines de tableaux « simples bien que mystérieux, banals bien que poétiques, familiers bien qu’insondables » (Walter Wells), dont il nous a gratifiés, la dernière de ces images envoûtantes et impossibles à oublier dont il a enrichi notre univers visuel.
Michel André