Corée du Nord : les voyouteries de l’État voyou
Publié en août 2012. Par Jean-Louis de Montesquiou.
La Corée du Nord n’est pas en grande forme économique, avec son PNB dans le peloton de queue, et la famine qui menace à nouveau. Mais cela fait longtemps que l’État nord-coréen, comme ses infortunés citoyens, « se débrouille » - au prix, tout comme eux, de bien mauvaises habitudes.
Il n’en a pas toujours été ainsi. Contre le blocus, contre l’effondrement du COMECON, contre les aléas climatiques qui se sont acharné sur elle, la Corée du Nord a longtemps fait front avec dignité. Juché aidant, la science de l’autarcie économique avait été portée à son pinacle. On n’importait que les produits strictement indispensables (les frivolités agrémentant les loisirs des hauts dignitaires). Tout ce qui pouvait être bricolé sur place l’était. Fameux exemple de l’ingéniosité nord-coréenne : le vynalon, l’universelle fibre artificielle, luisante et fragile, en calcaire d’anthracite, qui revêt l’ensemble de la population. Ou encore cette ferme d’autruches, en lisière de Pyongyang (à défaut de fournir des protéines bon marché, ça procure aux rares visiteurs le spectacle saugrenu des volatiles courant inlassablement par -20 °C dans leurs enclos pour se réchauffer).
Mais ces efforts méritoires, pas plus que les exportations légitimes (métaux précieux, ginseng, bile d’ours) n’ont pas permis de lutter dans la jungle économique internationale. Le régime a donc dû mettre à contribution son plus singulier avantage compétitif, peut-être même le seul : une absence complète de scrupules. Laquelle se fonde en morale sur ce raisonnement imparable : c’est la communauté internationale, par son hostilité envers le pauvre pays, et les sanctions injustes dont elle l’afflige, qui a contraint le régime à ce genre d’expédients ; lesquels permettent de boucler les fins de mois, tout en précipitant la chute des ennemis du régime. Un win-win !
Pyongyang s’est d’abord limité au poste « dépenses » du compte d’exploitation national. Par exemple, les Kim père et fils avaient pris la détestable habitude, pour satisfaire leur passion commune du cinéma, de kidnapper actrices et metteurs en scène plutôt que de les faire venir à grand prix. Les entreprises d’État avaient, quant à elles, mis en place des pratiques regrettables : non restitution de containers ou de wagons, non-paiement des factures.
Mais, face à l’augmentation incoercible de leurs problèmes budgétaires, le Grand Leader, Kim Il-sung, et surtout le Cher Leader, Kim Jong-il, ont dû adopter des pratiques économiques inusuelles, voire carrément illicites. Au début, il s’agissait d’activités d’appoint, conduites avec pas mal d’imagination mais une bonne dose d’amateurisme par les représentations diplomatiques de la DPRK, car celles-ci devaient subvenir à leurs propres besoins (1). On a quantité d’exemples de comportements diplomatiques inattendus ou franchement déviants : en gros, tout ce qui pouvait être trafiquable semble, à un moment ou un autre, l’avoir été. Les diplomates se sont trouvés mis à double contribution : pour leur capacité d’achat en duty-free, d’alcools et de téléphones portables notamment ; mais aussi pour leur aptitude à développer des canaux de distribution insolites, généralement en collaboration avec la mafia de leur pays d’accueil. Certains diplomates se sont d’ailleurs signalés par leur esprit d’entreprise : ceux en poste au Danemark avaient - entre autres exactions plus classiques - transformé leur ambassade en tripot clandestin. La mission diplomatique nord-coréenne à Berlin a réussi pour sa part une habile spéculation immobilière sur ses propres locaux, transformés en hôtel. On ne compte plus les circonstances dans lesquelles un fonctionnaire d’ambassade de la DRPK a été compromis dans un trafic d’alcool, de cigarettes de contrebande, de drogue, de fausse monnaie, ou de corne de rhinocéros.
Dans les années 1990, les pratiques « anticapitalistes » du régime ont pris une tournure plus professionnelle, plus inquiétante aussi. Sous l’égide de Kim Jong-il, toutes les activités para-légales semblent avoir été concentrées au sein du fameux « bureau 39 », dont une commission dédiée du Sénat américain (2) scrutait les activités. La liste (non exhaustive) desdites activités comprend : la production et distribution de drogue sur une grande échelle (héroïne surtout - la Corée du Nord serait devenue le troisième producteur d’opium au monde) et de faux médicaments (notamment le Viagra) ; la fabrication de fausse monnaie, notamment les « Super Notes », que l’on appelle aussi « Super K », des billets de 100 dollars d’une qualité inégalée ; le blanchiment d’argent, via entre autres une banque autrichienne contrôlée par le régime, la Golden Star Bank (fermée depuis sous la pression américaine) ; des escroqueries bancaires de différents niveaux de sophistication ; des escroqueries aux réassurances (les agents du bureau 39 semblaient passés maîtres dans la récolte d’indemnisations frauduleuses, après des catastrophes de grande ampleur) ; la traite d’esclaves (ou, en termes moins brutaux, la fourniture de travail clandestin très faiblement rémunéré) ; la revente de métaux volés ; la revente de véhicules volés ; le commerce des armes (missiles, produits chimiques, bactériologiques, armes à feu et tous objets contondants) ; la contrebande de cigarettes ; le trafic d’ivoire ou de corne de rhinocéros ; et même le recyclage de vieilles statues de Kim Il-sung (l’une d’entre elles aurait été transformée en effigie de Kabila – grosso modo même corpulence, et mêmes principes de gouvernement – pour le bonheur des Congolais). Sans compter le chantage nucléaire, ou pour utiliser la terminologie officielle, la « monétisation de la capacité nord-coréenne de nuisance ».
Il semble que la toute-puissante armée de la DRPK (25 % de la population !), qui avait elle aussi pris de mauvaises habitudes (contrebande, bradage de matières premières), soit en train d’être reprise en main par le Kim de la troisième génération. Au profit du malheureux peuple nord-coréen ? Peu probable. Celui-ci ne semble pas tirer le moindre bénéfice de toutes ces acrobaties. Ah si, tout de même : il n’y a pas d’impôt en Corée du Nord. Rien. Zéro. La DRPK est le nec plus ultra du paradis fiscal !
Jean-Louis de Montesquiou
1. Bradley K. Martin, « Under the Loving Care of Our Faterly Leader », St.Martin Press, 2004.
2. Chairman’s Statement Sen. Tom Coburn, M.D. (R-OK) North Korea: Illicit Activity Funding the Regime April 25, 2006