L’aigre débat parlementaire à propos d’Amazon fera une victime : le livre papier, dont le prix en ligne va sans doute augmenter. Et profitera à un autre criminel présumé, le livre électronique ! L’écran va donc marquer encore un point dans sa lutte implacable contre le livre, déjà bien mal engagée pour ce dernier. On estimait en 2001 que « l’étudiant américain moyen n’avait, en fin d’études, que 5 000 heures de lecture derrière lui, contre 10 000 heures de jeux vidéo et 20 000 heures de télé (1) ». Et c’était en 2001 !
Depuis, on ne manque pas de livres qui comptent les points de ce combat. Ou, plutôt, qui recensent les conséquences, positives ou négatives, du triomphe de l’écran. Dans un récent avis de l’Académie des sciences, un ensemble d’éminences se penchent sur l’impact psychologique du numérique chez ceux dont c’est la langue maternelle, les jeunes et très jeunes digital natives (2). Conclusion : un ensemble de recommandations de bon sens (éviter les abus, etc.), mais pas de cris d’effroi. L’écran ne serait notamment pas « addictif » en tant que tel (Internet et les jeux vidéo, si).
Mieux encore : les digital natives seraient, selon ce rapport, en mesure – une grande première dans l’histoire de l’humanité – de conjuguer deux types de pensée : l’intelligence « littéraire, plutôt linéaire, lente, profonde... et l’intelligence numérique, fluide, rapide et multitâche – mais un peu désordonnée et superficielle ». Le résultat devrait être excellent pour les neurones, à condition tout de même de discipliner et canaliser son attention, cette denrée à la fois rare et capitale. Car là où le livre, écrit le philosophe des sciences Roberto Casati, offre un « format cognitif parfait » parce qu’il n’a « que lui-même à offrir », l’écran incite à la dispersion, au « zapping » (3).
Bref, comme toute création humaine, du rouleau à pâtisserie au nucléaire, « les objets numériques sont capables du meilleur et du pire : l’éveil, la sollicitation de l’intelligence, la socialisation, mais aussi la dépendance plus ou moins pathologique, l’oubli de la vie réelle et l’illusion », résume l’Académie des sciences.
La philosophie, justement. Elle est également de la partie : « La technologie crée de la philosophie », explique le philosophe Stéphane Vial dans
L’Être et l’Écran (4). Les conséquences phénoménologiques, ontologiques, voire métaphysiques sont en effet considérables. Le numérique réactive le vieux concept aristotélicien de « virtuel », mais un virtuel nouvelle manière : non pas le contraire du réel, mais une forme inédite de celui-ci – un réel potentiel, simulé, décalé, qui permet d’anticiper des effets, eux, parfaitement tangibles (des rencontres en chair et en os, par exemple). Mieux encore : c’est un réel que, par la magie de la touche « Del », on peut effacer d’une frappe sur le clavier. L’ordinateur parvient à contourner cet interdit métaphysique qui chagrinait tant Woody Allen : l’impossibilité de « remettre le dentifrice dans le tube », de rembobiner le passé, de faire que ce qui a été n’ait pas été. Enfin, pour les philosophes, l’écran a aussi déclenché une « révolution radicale du statut de l’image dans notre civilisation (5) », dont on est encore loin de mesurer les effets.
D’ailleurs, à quoi bon essayer ? Comme l’avait déjà reconnu non sans fair-play Jacques Ellul : « L’homme est incapable de prévoir quoi que ce soit au sujet de l’influence de l’ordinateur sur la société et sur l’homme. »
Notes
1| http://tinyurl.com/29jcr
2| « Les enfants et les écrans », janvier 2013.
3| Contre le colonialisme numérique. Instructions pour continuer à lire, Albin Michel, octobre 2013.
4| PUF, septembre 2013.
5| « La pensée virtuelle », Philippe Quéau, Réseaux, n° 61.