De l’intérêt de l’ennui
Publié dans le magazine Books n° 51, février 2014. Par Jean-Louis de Montesquiou.
« L’ennui est contre-révolutionnaire », décrétait un slogan de Mai 68.
Sans aller jusque-là, l’ennui a incontestablement mauvaise réputation, même dans son étymologie latine (« inodiare » : nuire, haïr, se haïr). Sous sa forme monastique – l’acédie –, c’est carrément un péché capital. Quant à Baudelaire, expert en dérèglements, il en a fait l’hôte de marque de la «ménagerie infâme de nos vices ». L’ennui, sous la plus extrême de ses cinq formes recensées, peut conduire jusqu’au désespoir, au suicide : il est – littéralement – mortel.
Bonne nouvelle, nos sociétés auraient virtuellement eu raison de l’ennui. Quiconque possède un smartphone (soit un être humain sur sept) peut toujours et presque partout se replonger, d’un adroit geste du pouce, dans un flux constant d’informations et de distractions. « Le lobby anti-ennui, écrit Evgueni Morozov, gourou et critique des nouveaux médias, a établi son QG dans la Silicon Valley… Google y répugne d’ailleurs tellement qu’il semble changer son logo d’accueil tous les jours. »
L’ennui pourrait cependant posséder quelques vertus – notamment celle de nous faire lire. Les rapports entre lecture et ennui sont ambigus, voire circulaires : celle-là est censée soulager celui-ci, mais souvent elle le provoque. Bien des esprits chagrins, si on les y poussait, n’hésiteraient pas à gémir comme le philosophe allemand Johann Georg Hamann, héraut du mouvement Sturm und Drang : « Toutes mes lectures ne servent à rien d’autre qu’à me rendre plus stupide, à augmenter mon ennui, à me rendre plus désespéré. »
Mais, en général, on accorde à la lecture le pouvoir d’atténuer la neurasthénie. Pourquoi ? Tout simplement parce que la lecture concentre l’attention, alors que « l’ennui, lui, implique toujours un déficit d’attention », selon le psychologue John Eastwood (1). Plus exactement, ce serait le triste produit de la combinaison d’un excès d’énergie disponible et de l’incapacité à la focaliser. Or, poursuit John Eastwood, « les iPhones et les applications et les médias sociaux et tout le merveilleux foutu bazar du techno show pulvérisent notre capacité d’attention ; du coup, on ressent plus facilement l’ennui, et l’on va regarder des vidéos de chats jouant au piano ». Cercle éminemment vicieux.
La lecture en revanche – et notamment la lecture lente, chérie de saint Augustin comme de Jacques Derrida – provoque l’enchaînement inverse : « La lecture d’une seule ligne, en profondeur et complètement, apportait à saint Augustin l’écho de toutes nos bibliothèques passées, présentes et à venir, chaque mot renvoyant à Babel ou annonçant la trompette du Jugement dernier », écrit Alberto Manguel (2). Bref, en nous déconnectant, la lecture nous permet de nous reconnecter avec nous-mêmes.
Main dans la main, les deux comparses, lecture et ennui, nous emmènent donc loin du tohu-bohu, là où fleurissent l’introspection, l’imagination, la créativité. « J’aime les choses ennuyeuses », disait l’hypercréatif Andy Warhol. Et c’est l’ennui qui pousse la jeune Alice à suivre un lapin jusqu’au « pays des merveilles ». On commence d’ailleurs à voir apparaître sur le Net des outils de « déconnexion » volontaire, comme le site Stayfocusd : « Il faut bien que la technologie serve à nettoyer le foutoir qu’elle a créé », commente placidement Sherry Turkle, autre gourou et critique des nouvelles technologies . Au Québec, des parents bien intentionnés vont jusqu’à inscrire leurs enfants dans des « camps de l’ennui ». Mallarmé avait sans doute ses raisons pour écrire que « la chair est triste, hélas » ; mais de soutenir dans la foulée que la neurasthénie est indissoluble dans la lecture (« et j’ai lu tous les livres ») – ça, en revanche, non !
Notes
1| Perspectives on Psychological Science, septembre 2012.
2| Le Voyageur et la Tour, Actes Sud, 2013.