Entretien avec Tzvetan Todorov : « Vivre derrière un mur vous déforme de l’intérieur »
Publié dans le magazine Books n° 9, octobre 2009. Par La rédaction de Books.
Il y a mur et mur. La problématique du mur israélien n’est pas de même nature que celle du mur de Berlin. La barrière dressée à la frontière entre le Mexique et les États-Unis relève encore d’une autre logique. Le point commun, c’est la mise en place d’une solution bancale destinée à conjurer la peur de l’autre.
Tzvetan Todorov est historien et essayiste, directeur de recherche honoraire au CNRS. Il est l'auteur, récemment, de La Peur des barbares (Robert Laffont, 2008) et de La Signature humaine (Seuil, 2009). Il est membre du comité éditorial de Books.
Depuis la chute du mur de Berlin, en 1989, de nombreux murs destinés à séparer des populations ont été construits ou sont en construction dans le monde. Ces murs ne témoignent-ils pas tous, d’une manière ou d’une autre, de cette « peur des barbares » qui fait le titre de votre dernier livre ?
À vrai dire, je ne suis pas sûr que nous ayons intérêt à unifier toutes les questions posées par les différents murs qui, ici ou là, séparent les populations entre elles. L’identité matérielle de l’objet recouvre des fonctions très variées. Le mur de Berlin, pour commencer par lui, appartient à une catégorie rare. Alors que la plupart des murs ont pour objectif d’empêcher que les étrangers pénètrent dans le pays, il visait au contraire à empêcher les habitants du pays d’aller à l’étranger. Ce mur était la partie matérialisée, palpable, du rideau de fer, une enceinte de prison érigée par les gouvernements communistes pour que leurs peuples ne puissent s’enfuir. Il ne servait pas à protéger les habitants mais à les enfermer.
Une autre catégorie de murs, bien représentée, est celle des murs frontières entre des pays qui ont été en guerre. C’est le cas, de nos jours, des clôtures qui séparent les deux Corées, l’Inde et le Pakistan au Cachemire, ou les parties grecque et turque de Chypre. Les batailles ont cessé, mais la paix n’a pas pu être établie, chacun s’abrite donc derrière une barrière infranchissable.
Tous les autres murs, cependant, ne reflètent-ils pas la peur du barbare, voire simplement celle de l’autre ?
Les murs de protection sont en effet beaucoup plus répandus. Ils jouaient un rôle particulièrement important dans le passé lointain, à l’époque où détruire un mur était une entreprise ardue. D’où le mur d’Hadrien protégeant l’Empire romain ou la muraille de Chine, ou encore les fortifications autour des villes médiévales. Ces murs-là, servant la défense militaire, ont été progressivement abandonnés car le progrès technique – les explosifs – les a rendus inefficaces.
Une nouvelle espèce de mur est apparue depuis quelques décennies, et elle est particulièrement caractéristique de notre temps : c’est le mur anti-immigrés, destiné à empêcher les pauvres d’entrer dans les pays riches pour y gagner mieux leur pain et y vivre plus décemment. Le plus spectaculaire, construit entre les États-Unis et le Mexique, coupe le continent en deux. De manière beaucoup plus ponctuelle, il y a la barrière autour des enclaves espagnoles en Afrique du Nord, Ceuta et Melilla.
À ce tableau il faut encore ajouter des murs de moindres dimensions destinés à protéger un quartier, pour des motifs militaires (ainsi la Zone verte, à Bagdad) mais aussi en raison de la crainte née de la proximité d’un quartier pauvre et mal famé, comme à Padoue. Les clôtures de protection érigées autour de certaines résidences de luxe constituent une variante intéressante de cette dernière catégorie : ce sont des ghettos dorés, où les habitants ont eux-mêmes choisi de s’enfermer.
Pourquoi n’avez-vous pas mentionné le mur dont on parle le plus souvent, celui qu’Israël bâtit en Cisjordanie ?
C’est que ce mur-là ne ressemble à aucun autre, en ce qu’il remplit plusieurs fonctions à la fois. C’est, tout d’abord, et officiellement, une barrière de protection contre les attentats commis par des combattants venus de Palestine. On peut bien sûr regretter qu’aucun autre moyen n’ait été trouvé pour surmonter le différend entre les deux populations, mais on doit aussi constater que, depuis la construction, les attentats ont diminué de 80 %. Cela dit, son rôle ne se limite pas à cela. En effet, il n’est pas bâti sur la frontière entre les deux territoires, ce qu’on appelle la « Ligne verte », mais sur des terres palestiniennes, empiétant sur elles parfois de quelques dizaines de mètres, parfois de dizaines de kilomètres. Ce mur, bâti en dur, remplace donc l’ancienne frontière (les Palestiniens n’ont pas le droit d’aller sur leurs terres de l’autre côté) ; sa deuxième fonction est d’annexer une partie du territoire palestinien. Mais ce n’est pas la dernière. Car la construction de ce mur est indissociable d’une politique d’occupation des terres, qui consiste à rattacher à Israël les colonies établies à l’intérieur de la Palestine, par le moyen de routes réservées, de séparations et de contrôles. Les différents morceaux du territoire palestinien, où les habitants ont le plus grand mal à communiquer entre eux, ressemblent désormais aux bantoustans créés en Afrique du Sud au temps de l’apartheid. Ce qui ne devait être qu’un mur de protection est devenu parallèlement, vu du côté opposé, un mur d’enfermement, un mur de prison. Il a donc aussi une fonction politique : rendre irréalisable la formation, aux côtés d’Israël, d’un État palestinien souverain et vivable.
Un mur visible n’est parfois que la partie en « dur » d’un mur moins spectaculaire (une frontière), voire d’un mur virtuel. Ainsi les murs érigés dans les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla sont un point de fixation de ce que les Européens de l’Est appellent le « mur de Schengen », dispositif visant à contrôler l’immigration en Europe. Les murs virtuels ne jouent-ils pas un rôle aussi important que les murs visibles ?
Les murs invisibles, ce sont les frontières qui se voudraient infranchissables ; elles sont beaucoup plus longues que les murs en briques, en pierres ou en métal. C’était déjà le cas autour du bloc soviétique avant 1989 : le mur de Berlin n’était qu’un petit fragment du rideau de fer, qui, pour être invisible, n’en était pas moins imperméable. À l’époque où je vivais en Bulgarie (jusqu’en 1963), aucun habitant ne pouvait traverser ce rideau sans autorisation : les patrouilles des frontières tiraient à vue. Toutes les nouvelles venant de l’autre côté étaient contrôlées. Il était inconcevable de téléphoner à l’étranger, on ne pouvait lire de presse occidentale que communiste (et encore), les stations de radio étrangères étaient brouillées quand elles émettaient en bulgare.
Les petits murs entourant Ceuta et Melilla sont prolongés par d’autres moyens. Pourquoi construire un mur quand votre territoire est bordé par la mer ? De même, les États-Unis ne doublent pas de murs leur frontière avec le Mexique quand ils peuvent compter sur le Rio Grande ou les déserts d’Arizona pour décourager les candidats à l’immigration. Les Africains qui cherchent à entrer en Europe essaient aujourd’hui d’aborder dans les îles : les Canaries, Malte, Lampedusa. Plus que dans la construction de murs, les États européens investissent dans les appareils de surveillance, avions et bateaux, radars et détecteurs infrarouges. Les contrôles minutieux faits à l’aéroport de Roissy participent également de ce mur invisible. Mais si l’immigration venue de l’Est, à travers la Turquie, l’Ukraine, la Biélorussie ou la Russie, devenait plus intense, du côté donc où l’Europe n’est pas entourée de mers, il n’est pas exclu que nous assistions à la construction de nouveaux murs matériels, de nouveaux barbelés.
N’est-il pas curieux de voir s’ériger ces murs réels et virtuels, alors même que nous vivons, par excellence, le temps de la « mondialisation » ?
Parmi toutes les catégories dont nous venons de parler, une seule est exclusivement moderne : les murs anti-immigrés. Or ceux-ci sont consubstantiels à la mondialisation : il n’y a là aucun paradoxe. Autrefois, le paysan du Mali ne faisait pas le projet d’aller à Paris, et celui du Honduras ne songeait pas à s’installer à Los Angeles : ils ne savaient pas que ces lieux existaient. Il a fallu que se produise la remarquable interconnexion actuelle des différentes parties du monde pour que naisse le rêve. De nos jours, les produits fabriqués au Nord circulent librement au Sud, et plus encore les informations et les images. Les murs anti-immigrés sont la réaction des riches aux conséquences de la mondialisation sur les pauvres.
Cette réaction, cette nouvelle « peur des barbares », est regrettable. Elle est inefficace, en ce qu’elle agit contre les effets sans se préoccuper des causes. Or la cause est claire : c’est la différence dans la rétribution du travail, qui va, entre le Sud et le Nord, de 1 à 10 ou de 1 à 100. Tant que cette disparité subsistera, les pauvres essaieront, par tous les moyens, de venir chez les riches car c’est leur seule chance de survie. Ils seront prêts à prendre tous les risques – marcher pendant des semaines dans le désert brûlant, être ballottés des jours et des jours par les vagues dans des embarcations de fortune… D’autant qu’ils y jouent aussi leur honneur : ces hommes se sentent obligés de trouver de quoi nourrir leurs femmes et leurs enfants restés au pays. S’ils ne peuvent passer par une voie, ils en explorent une autre, plus dangereuse pour eux mais aussi, à terme, pour nous, en raison du surcroît de ressentiment qui en résulte. Il faut donc tout faire pour aider à élever le niveau de vie chez eux, parce que c’est dans notre intérêt : qu’on le veuille ou non, nous habitons le même monde. Ce ne sera pas simple (la corruption règne souvent parmi les élites dirigeantes des pays pauvres), mais cela vaut la peine d’essayer. L’argent que nous dépensons pour la surveillance des frontières et l’érection de murs serait bien mieux investi dans la coopération.
De plus, il faut tenter de changer notre rapport aux étrangers. S’ils pouvaient circuler plus librement, ils retourneraient plus souvent dans leur pays d’origine et le feraient profiter des connaissances acquises ailleurs. Ceux qui restent ne menacent pas notre survie : l’identité culturelle d’un peuple n’a jamais été immuable, seules les civilisations mortes ne changent plus. Et l’Europe vieillissante a besoin d’un apport de population jeune et active.
Un travail important doit donc être mené, de coopération avec les autres quand ils sont chez eux, d’intégration quand ils s’installent chez nous – car la mondialisation est un mouvement irréversible. Une action commune devrait être engagée au niveau de l’Union européenne, en espérant que ses peuples cessent de prêter une oreille complaisante aux populistes d’extrême droite qui prospèrent ici ou là. Y compris en France, comme en témoignent son inénarrable ministère de l’Identité nationale et sa législation qui veut transformer en crime la non-délation et l’hospitalité.
À lire l’histoire longue, on voit que les murs sont destinés à tomber, comme celui de Berlin, à être contournés, comme la ligne Maginot, ou à perdre leur raison d’être, comme la muraille de Chine. Y voyez-vous une raison d’être optimiste sur le sort des murs actuels ?
Savoir que tous les murs sont destinés à tomber un jour est une maigre consolation pour ceux qui en souffrent. Il faut mesurer leur impact à l’aune de l’existence humaine, non à celle de l’histoire, encore moins à celle de l’érosion naturelle. Le mur de Berlin est tombé quarante-quatre ans après que l’Union soviétique eut installé le rideau de fer autour de ses conquêtes de la Seconde Guerre mondiale. Quarante-quatre ans d’étouffement à l’intérieur d’une prison à ciel ouvert. Or chacun de nous n’a qu’une seule vie ! On ne peut faire comme si la prison n’existait pas et vivre en attendant le changement – d’autant moins que l’ordre établi nous semblait, à nous qui le subissions, bâti pour durer des siècles. De plus, grandir derrière les murs vous déforme de l’intérieur, vous finissez par oublier qu’il existe un en-dehors de la prison ; ou, plus rarement, vous nourrissez une telle haine de la prison qu’elle envahit votre être, vous perdez tout sens des nuances et ne voyez autour de vous que du noir et du blanc. Pas de quoi se rassurer donc : les murs, même mortels, vivent plus longtemps que les personnes.
Tous ces murs dont nous parlons, réels ou virtuels, symbolisent toujours la peur de l’autre. Celle-ci ne fait-elle pas partie de ce qu’on appelle le propre de l’homme ? L’humanité n’est-elle donc pas condamnée à ériger des murs ?
Ce qui est le propre des communautés humaines, mais aussi de celles que forment les animaux supérieurs, est qu’elles établissent des relations avec des communautés étrangères de la même espèce ; la peur est l’une des réactions possibles dans ces circonstances, mais c’est loin d’être la seule. Lorsque deux groupes humains entrent en contact et que leurs intérêts divergent, ils peuvent, certes, choisir la séparation : soit la fuite, soit l’érection d’un mur. Ils peuvent aussi, et c’est encore pire, se lancer dans une guerre dont l’issue serait l’extermination de l’adversaire ou sa complète soumission (imposer une relation hiérarchique permet en effet d’arrêter la guerre). Mais, à partir de la même divergence d’intérêts, ils peuvent aussi s’engager dans une négociation, ce qui implique des concessions réciproques des deux parties. La négociation prend mille et une formes, qui ont en commun d’éviter les solutions extrêmes de la rupture, de la guerre ou de la soumission. Plus que la peur de l’autre, la négociation est le propre de l’espèce humaine, car elle présuppose l’usage du langage et une prise en compte de la dimension temporelle, du passé comme de l’avenir. C’est ce que la grande ethnologue et historienne française Germaine Tillion appelait une « politique de la conversation ». C’est aussi celle que défend, dans ses discours, l’actuel président des États-Unis, Barack Obama ; il faut espérer que ses mots seront bientôt suivis par des actes.
Propos recueillis par Books.