Russie, l’État-mafia

En allant sur Google France, la première image correspondant à l’entrée « mafia » est une affiche représentant la « mafia juive ». C’est dire à quel point ce mot est mis à toutes les sauces (et, incidemment, à quel point le Web est soumis aux influences nocives). Au vu du titre de notre dossier, une première réaction du lecteur peu informé pourrait être de penser que Books donne dans la facilité, voire la démagogie. Il n’en est rien, tant la réalité que nous décrivons dépasse l’imagination. L’entretien avec la spécialiste russe Irina Borogan montre pour commencer que le FSB, avatar de feu le KGB, pénètre en profondeur les rouages de l’État et des grandes entreprises. Ce n’est pas très étonnant si l’on se souvient que Vladimir Poutine était le patron de cette institution avant d’accéder au pouvoir, mais on aurait pu imaginer que le président élu aurait au moins repris l’héritage soviétique. Dans l’URSS de naguère, en effet, le KGB était soumis au Parti communiste. Il n’y a plus rien de tel : le FSB fait désormais corps avec le pouvoir, sans instance supérieure où puiser ses ordres. Les principales décisions politiques et économiques du pays sont prises avec ou par des hiérarques issus des services secrets. Les articles suivants nuancent mais approfondissent aussi le sujet. L’un des principaux sociologues russes, Lev Goudkov, confirme l’analyse d’Irina Borogan : « La police politique est devenue moins un outil au service du régime que le régime lui-même », écrit-il dans un article publié cette année. Néanmoins, le FSB ne doit pas être considéré comme un bloc homogène. L’entrée de ses dirigeants dans la compétition pour le pouvoir et les richesses a généré de féroces luttes intestines, donnant peu à peu au régime une allure clanique. D’autres traits essentiels le distinguent du système soviétique. Même si les grandes entreprises publiques et parapubliques sont noyautées ou dirigées par le Kremlin et le FSB, le reste de l’économie est laissé à la libre entreprise – « libre » pour autant que ce mot ait un sens dans un univers régi par la corruption et l’absence de règles sanctionnées par un pouvoir judiciaire autonome. D’autre part, le FSB n’exerce pas la terreur collective de son prédécesseur : « La répression se limite à la persécution sélective ou prophylactique de groupes particuliers. » Enfin, l’absence d’idéologie d’État a laissé le champ libre à « de nouvelles technologies de contrôle des masses », qui entretiennent l’apathie d’une opinion publique sensibilisée au nationalisme et à la xénophobie. Malgré un faible pour Dmitri Medvedev, l’économiste Vladislav L. Inozemtsev fait le même constat mais met l’accent sur un autre caractère du régime : le privilège donné à la promotion des médiocres, qui encombrent les postes de décision. Dans ce pays où chacun a intérêt à la conservation de ses privilèges et à la stabilité du système, les meilleurs s’en vont. La Russie connaît une hémorragie de cerveaux sans précédent, dont l’effet est une « déprofessionnalisation » globale. Vladimir Poutine est considéré par ces auteurs comme l’incarnation et le symbole de cette médiocratie corrompue. Ancien Premier ministre de Boris Eltsine, Boris Nemtsov a publié cette année un rapport accablant, démontant les mécanismes de la corruption et du népotisme mis au point par l’ancien adjoint à la mairie de Saint-Pétersbourg, qui a rapidement bâti autour de lui, avec quelques amis, un vaste empire industriel et financier. Nous donnons ensuite la parole aux écrivains. Certains ont fait allégeance au poutinisme et parfois en rajoutent, réveillant les principes de la sainte Russie, antisémitisme compris. Beaucoup d’autres expriment leur désarroi ou donnent dans le cynisme pur et dur. Dans sa biographie du tsar Pierre le Grand, traduite en 1999, l’historien américain Robert Massie écrivait : « La corruption affectait non seulement les finances de l’État mais son efficacité de base. Corrompre et détourner les fonds étaient une tradition de la vie publique russe et le service public était considéré de façon routinière comme un moyen de faire de l’argent. Cette pratique était si bien enracinée que les officiels russes ne recevaient qu’un faible salaire ou pas du tout. » C’est une différence avec le régime actuel : les responsables sont très bien payés.   Dans ce dossier :

ARTICLE ISSU DU N°27

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