1945 : le Japon sous les bombes

Contrairement à ce qu’on croit, les raisons de la reddition du Japon ne se réduisent pas aux épouvantables massacres causés d’abord par les bombes incendiaires sur Tokyo puis par le largage des deux bombes atomiques. Le pays envisageait déjà sérieusement d’arrêter la guerre. L’historien Richard Overy explore aussi les raisons qui poussèrent les dirigeants américains à commettre ces crimes de guerre.


Bombardier américain B-29 photographié le 1er juin 1945. © Domaine public

Est-ce vraiment le largage, au mois d’août 1945, de deux bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki qui a mis fin à la Seconde Guerre mondiale dans le Pacifique ? En lisant le dernier livre de l’historien britannique Richard Overy, on comprend que cette terrifiante démonstration de puissance n’a été qu’un des éléments qui poussèrent les Japonais à cesser les combats. On réalise aussi à quel point la décision du commandement américain de recourir à l’arme atomique s’inscrivait dans le prolongement d’une campagne de bombardements massifs des villes japonaises à l’aide de bombes incendiaires, dont l’un, celui de Tokyo, fut tout aussi meurtrier : le nombre exact de victimes ne sera jamais connu, mais il est estimé à quelque 100 000, soit le même ordre de grandeur qu’à Hiroshima et Nagasaki. Dans un gros livre précédent, Richard Overy avait étudié l’application, sur le front européen, des concepts de « bombardement stratégique » (visant des infrastructures) et de « bombardement de zone » (sur des aires entières plutôt que des objectifs précis). Il a ensuite publié une monumentale histoire générale du conflit sur les différents théâtres d’opération. Dans le sillage de ces deux livres, Rain of Ruin, beaucoup plus court, se concentre sur les derniers mois de la guerre contre l’empire du Soleil-Levant, sur lequel il jette une lumière nouvelle.   


L’idée que les moyens aériens étaient appelés à jouer un rôle clé dans une possible guerre entre les États-Unis et le Japon fut introduite dans les plans stratégiques américains de défense contre une offensive japonaise dans le Pacifique peu après la Première Guerre mondiale. L’objectif était, en combinant blocus naval et attaques aériennes, de se passer d’une invasion terrestre jugée condamnée d’avance, tant pour des raisons logistiques que du fait de la férocité avec laquelle les troupes japonaises allaient défendre le territoire du pays. Bien qu’ayant pris de plus en plus d’importance dans les versions successives de ces plans stratégiques, le principe ne séduisait cependant qu’une partie de l’état-major. Au cours des années 1920, l’idée fut abandonnée au profit de celle de l’utilisation des avions en simple soutien aux forces terrestres. La construction des bombardiers lourds B-17 fut arrêtée. C’est le président Franklin Roosevelt qui, après la conférence de Munich en septembre 1938, ressuscita l’intérêt pour les bombardements aériens. À son initiative, et avec l’appui de son nouveau chef d’état-major le général George Marshall, la fabrication des B-17 fut relancée et le développement d’un bombardier plus puissant et à plus longue portée, le B-29, fut approuvé. Lorsque la guerre avec le Japon éclata, ces avions furent tout d’abord utilisés à partir de bases situées en Inde et en Chine. Sans grand succès, et avec de très lourdes pertes d’aviateurs, en raison d’accidents causés par de mauvaises conditions météorologiques et les multiples problèmes techniques qui affectaient les B-29. 


La situation changea en 1944, lorsque les troupes américaines eurent conquis les îles Mariannes, d’où les B-29 commencèrent à décoller. À la tête des forces aériennes de bombardement du Pacifique, un officier particulièrement déterminé fut nommé : le major général Curtis LeMay. Au bout de quelques mois, celui-ci modifia la tactique utilisée, qui passa du bombardement de cibles industrielles, de jour et à haute altitude, en formation, à des raids de nuit, à basse altitude, en vol séparé, visant délibérément à calciner le centre des villes à l’aide de bombes incendiaires. Ce type de bombardement indiscriminé, qui se traduit nécessairement par la mort de civils en quantité massive, avait été pratiqué au cours des années précédentes par la Royal Air Force britannique en Europe, dans l’objectif de démoraliser la population allemande. Sans résultat sur ce plan, et à la désapprobation explicite des autorités militaires américaines, qui le condamnaient officiellement. Ceci ne les empêcha pas d’y recourir eux-mêmes au Japon après avoir étudié la meilleure manière de procéder : les villes japonaises étaient jugées particulièrement inflammables et des tests d’efficacité furent menés sur des maquettes de quartiers ouvriers construits dans le style du pays.  


Durant la nuit du 9 au 10 mars 1945, une flotte de 275 bombardiers américains largua plus de 1 600 tonnes de bombes incendiaires sur le centre de Tokyo. Rapidement, aidées par un vent violent, les flammes se propagèrent dans toute la ville. Les témoignages rapportés par Overy ont le caractère de visions dantesques : « Dans la chaleur intense, les étincelles remplissaient l’atmosphère, mettant le feu aux vêtements et aux cheveux qui devenaient autant d’objets combustibles. » Au total, 276 000 bâtiments disparurent complètement, sur une surface de plus de 40 kilomètres carrés. Le nombre de personnes qui périrent en trois heures est supérieur à celui des civils tués en un seul jour dans n’importe quelle guerre du XXe siècle. Durant les cinq mois qui suivirent, 66 villes furent bombardées de la même manière, pour un bilan total de quelque 300 000 morts. Jamais Curtis LeMay ne manifesta le moindre regret d’avoir, pour reprendre les termes de ses Mémoires, « roussi, ébouillanté et cuit à mort » des dizaines de milliers d’innocents. 


On peut se demander ce qui a poussé l’armée de l’air à s’engager dans de telles opérations. Une des raisons était le souhait d’offrir aux forces aériennes le moyen de s’affirmer, par une contribution décisive à la victoire, face à l’armée de terre et à la marine. Richard Overy mentionne aussi l’évidente envie de venger l’humiliation de l’attaque de Pearl Harbor et les atrocités commises par les troupes japonaises, notamment lors de la prise des Philippines. Il faut aussi tenir compte de la haine et du mépris éprouvés dans les rangs de l’armée et la population américaine pour un peuple jugé, pour reprendre les mots du président Harry Truman dans son journal, composé de « sauvages, impitoyables, sans merci et fanatiques ». Conscientes du caractère critiquable de telles actions, les autorités américaines ont cependant toujours veillé à les distinguer des bombardements indiscriminés de la Royal Air Force en Allemagne, et à les présenter comme ciblées sur des objectifs industriels et des sites de production de matériel de guerre, « malheureusement petits et disséminés » dans des réseaux d’ateliers urbains, « étroitement liés aux maisons des ouvriers ». Cette campagne de bombardement des villes, observe Overy, a de toute évidence préparé le terrain pour l’« apothéose de destruction indiscriminée » qu’ont été les deux attaques atomiques d’août 1945 : « En infligeant des dommages massifs dans des zones urbaines civiles à l’aide de bombes classiques incendiaires, on rendait le seuil du bombardement atomique plus facile à franchir. »


L’histoire de la mise au point de la bombe atomique a été racontée à de nombreuses reprises. Richard Overy la résume à grands traits : la décision de Roosevelt de lancer un programme de recherche, la création du centre de Los Alamos et son fonctionnement sous la direction du général Groves et de Robert Oppenheimer, l’essai réussi « Trinity » et l’enthousiasme qu’il a suscité. Il retrace aussi les étapes du processus de décision ayant conduit au lancement, le 6 août 1945, d’une bombe à l’uranium de 15 kilotonnes sur Hiroshima et, trois jours plus tard, d’une bombe au plutonium d’un type plus sophistiqué (à implosion) de 21 kilotonnes sur Nagasaki. Une liste de villes pouvant servir de cibles avait été établie, dont l’ancienne capitale Kyoto fut exclue à l’initiative du secrétaire d’État à la guerre Henry Stimson. Un groupe de scientifiques engagés dans le projet, emmenés par Leo Szilard, tenta de persuader les autorités de procéder à une explosion de démonstration pour convaincre les Japonais de se rendre, mais ils ne furent pas écoutés. Richard Overy souligne le caractère « entièrement militaire » de la conception des deux opérations, dont l’exécution fut un peu contrariée dans le cas de la seconde : Nagasaki n’était qu’un deuxième choix et n’a été bombardée qu’en raison de la combinaison de problèmes techniques et de mauvaises conditions météorologiques au-dessus de la cible initialement prévue, Kokura. Il décrit aussi les effets des deux explosions. Ainsi, à propos d’Hiroshima : « L’impact au sol éclipsa jusqu’aux horreurs de l’incendie de Tokyo. Dans un rayon d’1,5 kilomètre […] des corps entiers furent vaporisés […] par la chaleur intense [...]. Le souffle ajouta une nouvelle vague de blessures occasionnées par les fragments de verre, de pierre et de bois. […] Beaucoup de ceux qui avaient été blessés, [...] trop faibles pour échapper à la tempête de feu, furent carbonisés par les flammes, comme à Tokyo. » Bien que la bombe fût plus puissante, les destructions furent moins importantes à Nagasaki, en raison de la topographie locale. Initialement évalué à respectivement 70 000  morts (Hiroshima) et 40 000 (Nagasaki), le bilan total à moyen terme de ces deux attaques a plus tard été porté par des experts japonais à 140 000 et 70 000 morts.    


Contrairement à ce qui a été parfois soutenu, Overy estime que l’objectif de ces deux bombardements n’était pas essentiellement d’impressionner les dirigeants soviétiques. Il conteste aussi l’idée qu’ils ont eu un effet immédiat et déterminant. Les autorités japonaises mirent du temps à comprendre et admettre que leur pays avait été frappé par une arme d’un type inédit. L’impact sur la fin des hostilités ne fut pas décisif, mais un ingrédient au sein d’un cocktail de facteurs. Une partie du gouvernement japonais songeait depuis un certain temps à arrêter les combats. L’Empereur lui-même était acquis à cette idée. Isolé par le blocus naval, meurtri par les bombardements, le pays était exsangue, sans ressources pour continuer l’effort de guerre et même pour survivre. La production de matériel de guerre avait vertigineusement baissé. La population était affamée, et l’on craignait des rébellions et des révoltes. À l’initiative de certains militaires, des contacts avaient été pris avec les Soviétiques dans l’espoir qu’ils servent de médiateurs. Lorsque le 8 août, à l’issue de la conférence de Potsdam, l’URSS entra également en guerre contre le Japon, il n’en fut naturellement plus question. L’invasion de la Mandchourie par les troupes soviétiques ne fit au contraire que fortifier le sentiment du gouvernement japonais, terrifié à l’idée de voir le patrie connaître le sort des pays d’Europe de l’Est, qu’il fallait mettre fin à la guerre. 


Le problème auquel se heurtaient les partisans de la paix en son sein était de nature culturelle et psychologique. Dans la déclaration de Potsdam adoptée dix jours avant le lancement de la première bombe atomique, les alliés en appelaient à une reddition sans conditions du Japon. Mais l’idée de capitulation était totalement étrangère à la mentalité japonaise. Depuis des siècles, le pays n’avait pas connu la défaite et le culte de l’honneur obligeait à se battre jusqu’à la mort. Une partie des militaires y était d’ailleurs résolue et tenta un coup d’État, qui échoua. Le souci de préservation de la continuité historique et spirituelle du pays exigeait aussi que l’Empereur demeurât sur le trône, ce que les Américains finirent par accepter. Sous la forme de deux édits exceptionnels appelés « décisions sacrées », Hirohito « termina » donc la guerre sans que les mots « défaite » ou « capitulation » fussent employés. L’objectif du gouvernement des États-Unis et de l’armée américaine en lançant une campagne de bombardements massifs sur les villes japonaises, puis les deux bombes atomiques, était de mettre fin à la guerre le plus rapidement possible, en évitant de devoir effectuer un débarquement qui se solderait inévitablement, estimaient-ils, par la perte d’un demi-million de jeunes Américains. Était-il nécessaire pour cela de recourir à des procédés qui violaient, même à l’époque, le droit de la guerre, et impliquaient la mort de très nombreux civils, ce que le gouvernement n’ignorait pas, même s’il présentait le plus souvent ces bombardements comme visant des objectifs industriels et militaires ? La question, conclut en bon historien Richard Overy, « n’est pas de savoir si c’était nécessaire ou non, mais pour quelle raison il a été jugé à l’époque que ce l’était ». 

LE LIVRE
LE LIVRE

Rain of Ruin: Tokyo, Hiroshima, and the Surrender of Japan de Richard Overy, Allen Lane, 2025

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