Chaves Nogales, un journaliste dans son siècle

Comment était-il possible d’être à Séville un (bon) journaliste de gauche modérée du temps de la guerre civile, du messianisme soviétique et de la montée du nazisme ? Il fut un des premiers journalistes à utiliser l’avion pour réaliser ses reportages.


Manuel Chaves Nogales à la rédaction de l’Heraldo de Madrid. © Photo d’archive de Pilar Chaves et María Isabel Cintas

Oublié sous le régime du général Franco en raison de ses prises de position pro-républicaines, occulté par une partie de la gauche qui n’appréciait pas sa dénonciation des violences commises par certaines factions d’extrême gauche durant la guerre civile, Manuel Chaves Nogales a récemment été redécouvert. On a dit qu’il était le plus grand journaliste espagnol du XXsiècle. La formule est risquée, dans un pays comme l’Espagne où existe une robuste et florissante tradition de journalisme littéraire. Mais il fut certainement un des meilleurs journalistes de la première moitié du siècle. Ses écrits jettent une lumière éclairante sur l’histoire de la Seconde République espagnole, la guerre civile, la révolution communiste en Russie, l’essor du nazisme en Allemagne, la défaite de la France face à l’Allemagne et la bataille d’Angleterre.  


Au cours des dernières années, María Isabel Cintas Guillén, une universitaire, a rassemblé en cinq volumes les milliers d’articles parus sous sa signature dans des journaux du monde entier et publié une première biographie. Les écrivains Andrés Trapiello et António Muñoz Molina ont attiré l’attention sur ses grands livres, qui avaient disparu des rayons des librairies sous le franquisme. Et l’historien Francisco Cánovas Sánchez vient de publier un essai biographique dans lequel, après avoir résumé sa vie en une centaine de pages, il examine la manière dont il a rendu compte des grands épisodes historiques dont il a été témoin. 


Né à Séville en 1897, Manuel Chaves Nogales a grandi dans un milieu littéraire et journalistique. Son père, chroniqueur officiel de la ville, était membre de l’Académie royale sévillane des belles-lettres. Son oncle fut le directeur du journal local El Liberal. Séville était alors une ville très provinciale et conservatrice, dominée par l’aristocratie terrienne et l’Église. Dans ses premiers articles, Chaves Nogales parle de la vie qu’on y mène, notamment des racines du folklore andalou tel qu’il s’exprime dans les célèbres processions religieuses, et de réalités sociales comme l’exploitation des femmes et des ouvriers agricoles. Des années plus tard, en 1935, Séville réapparaîtra dans ce qui demeure aujourd’hui son livre le plus célèbre, une biographie romancée du matador Juan Belmonte, dont il décrit l’enfance dans les rues de la ville : « Juan est une très petite chose, la rue, par contre, est trop grande, tumultueuse et variée. C’est une rue aussi grande et aussi variée que le monde. Juan ne le sait pas, mais la vérité est que ce qu’il veut, errer librement, être le maître de la rue, est aussi difficile qu’être le maître du monde. » Le livre continua à être disponible dans l’Espagne de Franco, en raison d’un malentendu. On le prenait pour un ouvrage sur la tauromachie, sujet qui n’intéressait pas particulièrement Chaves Nogales. Dans son esprit, il s’agissait d’un essai d’histoire sociale, le récit de la vie d’un garçon pauvre devenu riche et célèbre, en même temps qu’un échantillon de ce journalisme de qualité littéraire qu’il pratiquait et dont il défendait le principe. 


En 1919, il rencontrait une jeune femme nommée Ana Pérez Ruiz, qu’il épousa et qui lui donna quatre enfants. En même temps que pour El Liberal, il se mit à travailler pour le journal La Voz de Cordoue et El Sol de Madrid. Peu après, il s’installait dans la capitale. Il y fournira des contributions à plusieurs journaux parmi lesquels l’Heraldo de Madrid, dont il finira par devenir rédacteur en chef. Sous le régime dictatorial du Premier ministre du roi Alphonse XIII Miguel Primo de Rivera, toutes les publications étaient soumises à une censure que les rédactions contournaient notamment à l’aide de récits de fiction. Chaves Nogales fut un des premiers journalistes à utiliser l’avion pour réaliser ses reportages. En 1928, il entreprit un périple aérien de 16 000 kilomètres à travers l’Europe, qui le conduisit de la France à l’Italie en passant par la Suisse, l’Allemagne, la Lettonie, la Tchécoslovaquie, la Russie et l’Autriche. Voici la manière dont il décrit ses impressions de la Russie vue du ciel : « Survoler le territoire russe […] c’est […] comme suivre un itinéraire avec le doigt sur une carte. Sur des milliers de kilomètres, il n’y a pas le plus petit changement de décor. La terre russe est une vaste plaine très distincte des zones montagneuses et il n’y a pas de ces accidents constants en Espagne où la plaine, le plateau et la montagne alternent tous les cent kilomètres. » Son séjour dans ce pays lui donna l’occasion de découvrir le régime communiste issu de la révolution russe et de la terrible guerre civile qui s’ensuivit. « Chaves Nogales, observe Cánovas Sánchez, reconnaît les efforts des dirigeants communistes pour construire une nouvelle société, garantir aux femmes les pleins droits et améliorer le système économique mais, d’un autre côté, il critique le développement de la bureaucratie, la négligence des besoins élémentaires [de la population], les violations des droits et des libertés. » Entre autres faits caractéristiques, il souligne la quantité effrayante d’enfants abandonnés dans les rues et la redoutable efficacité de la police soviétique. Il reviendra plus tard sur la Russie communiste dans un livre intitulé Le Double Jeu de Juan Martínez, récit romancé de la tournée réalisée dans ce pays, au moment où éclatait la révolution d’octobre, par un danseur de flamenco qu’il avait rencontré à Paris. Mêlant personnages réels et inventions de situations, le livre est écrit d’une manière qui anticipe, a-t-on dit, les techniques du « nouveau journalisme » de Tom Wolfe et de Norman Mailer. 


Manuel Chaves Nogales put également observer les conséquences de l’essor du nazisme en Allemagne. Dans une série de reportages réalisés en 1933, il décrit la manière dont le régime a profondément transformé la société allemande : « Depuis l’arrivée au pouvoir d’Hitler, toutes les énergies spirituelles de la nation […] s’appliquent à préparer la guerre de demain ». Il met en lumière l’importance de l’endoctrinement de la jeunesse et l’impact de la propagande de Joseph Goebbels, « un type ridicule, grotesque, [qui] a la même capacité de suggestion et de domination que tous les grands illuminés, les fanatiques d’une seule idée incarnée : Robespierre ou Lénine ». L’ampleur de la répression des dissidents politiques et leur envoi dans les camps de concentration ne lui échappent pas, tout comme la volonté du régime d’« extirper méthodiquement les juifs » du pays.


Au moment où il écrivait ces lignes, suite à la démission forcée de Primo de Rivera et à l’appel lancé par trois grands intellectuels, José Ortega y Gasset, Gregorio Marañón et Ramón Pérez de Ayala, la république avait été réinstaurée en Espagne. Devenu membre, sous le nom de « Larra », en hommage au grand journaliste du XIXe siècle Mariano José de Larra, de la loge Danton de la franc-maçonnerie espagnole, Chaves Nogales avait été nommé directeur exécutif du journal Ahora, dont il était en réalité le directeur de factoAhora, indique Cánovas Sánchez, était « le représentant d’une bourgeoisie moyenne républicaine et non cléricale de commerçants, fonctionnaires, intellectuels et patrons de petites entreprises, penchant vers la gauche ou la droite selon les fluctuations politiques du moment ». Le journal accueillait des contributions de nombreux écrivains et intellectuels fameux : Antonio Machado, Valle-Inclán, Pío Baroja, Miguel de Unamuno, Eugenio d’Ors, Azorín. Proche de la ligne du gouvernement de centre gauche de Manuel Azaña sans en être le porte-parole, il défendait la légalité et le respect de la volonté populaire et prônait le refus de la violence.  


Le 17 juillet 1936, des régiments stationnés au Maroc sous l’autorité du général Franco se soulevèrent contre le gouvernement. Bientôt, le pays se trouva divisé en deux : une région contrôlée par le gouvernement républicain comprenant notamment Madrid, la Catalogne, le Pays basque et une partie de la Castille ; une autre aux mains des militaires rebelles. Chacun des deux partis se livrait à de graves exactions chez l’adversaire, particulièrement meurtrières dans le cas des actions menées par leurs factions extrémistes. Les troupes franquistes bénéficiaient du soutien logistique et militaire de l’Allemagne et de l’Italie. Privée de l’aide possible de la France et de l’Angleterre en raison de la politique de « non-intervention » de ces deux pays, ne pouvant compter que sur le maigre appui des « brigades internationales », l’armée républicaine finit par être défaite. Lorsque le gouvernement républicain quitta Madrid assiégée pour Valence, Chaves Nogales se résolut à fuir la ville. Il savait que cette décision allait être controversée, mais il se sentait menacé. « Je savais par des confidences dignes de foi, qu’avant même que commence la guerre civile, un groupe fasciste de Madrid avait décidé […] de procéder à mon assassinat à titre de mesure préventive contre le possible triomphe de la révolution sociale, sans préjudice de ce que les révolutionnaires, anarchistes et communistes me considéraient de leur côté comme parfaitement digne d’être fusillé. »  


Ces lignes figurent dans l’introduction d’À feu et à sang, l’ouvrage qu’il rédigea à Paris où il s’est réfugié avec sa famille en quittant l’Espagne. Avec beaucoup de réalisme, il y  raconte le déroulement des combats et les atrocités auxquelles se livrèrent aussi bien les milices populaires que les troupes de Franco. Dans les Chroniques de la guerre civile, publiées dans une série de journaux européens et américains, il esquisse une analyse des raisons qui ont permis à un coup militaire de se transformer en un affrontement général. Et dans La Défense de Madrid, il décrit l’effort héroïque des Madrilènes sous le commandement du général républicain José Miaja pour sauver la capitale : « Hommes, femmes et enfants travaillent fébrilement, arrachant les pavés et remplissant de terre les sacs dont ils disposent. Quand ils n’ont plus de sacs, ils remplissent de terre des sachets en papier improvisés, des barils usagés, des pots […], tout ce qu’ils ont sous la main. Toute la journée, ils travaillent frénétiquement […] avec une ténacité […] de fourmis. Les aviateurs ennemis qui observent constamment doivent avoir le sentiment que Madrid est une fourmilière […] affolée. »


Observateur sagace, Chaves Nogales, affirme Cánovas Sánchez, n’en a pas moins commis certaines erreurs d’appréciation. Il a par exemple sous-estimé les capacités de Franco, ce qui l’a conduit à prédire à tort une fin rapide des combats. Sans doute en raison de son expérience de la Russie soviétique et de l’Allemagne hitlérienne, il avait par ailleurs tendance à analyser la guerre civile comme un affrontement entre le fascisme et le communisme, quand la réalité était plus compliquée : « Les forces politiques qui appuyaient la république étaient […] nombreuses : socialistes, libéraux, communistes, trotskystes, […] anarchistes ». Et il en allait quelque peu de même, ajoute-t-il, de l’autre côté. 


Manuel Chaves Nogales était un homme de centre gauche, libéral, démocrate et attaché au régime républicain. Une partie de la gauche espagnole reproche aujourd’hui à ceux qui saluent son courage et sa lucidité d’instrumentaliser son souvenir pour nourrir l’idée de l’existence d’une « troisième Espagne » qui, selon elle, n’aurait jamais existé. Peu de choses, certes, réunissaient certaines personnalités souvent regroupées sous ce nom. À part le refus de l’extrémisme et de la violence, cependant, ce qui n’est tout de même pas rien. Ce que montre surtout cette polémique, en plus du manichéisme de certains, c’est à quel point, plus de 80 ans après, les cicatrices de la guerre civile demeurent vives en Espagne.     


En exil, Chaves Nogales publia des textes sur les pays qui l’avaient accueilli. Dans L’Agonie de la France, il dépeignit la « profonde crise idéologique, morale et politique de la France » à l’issue de la « drôle de guerre » et de la reddition de l’armée française : un sombre tableau qui a été comparé aux témoignages contemporains de Marc Bloch et Jean Guéhenno. Puis il décrivit l’Angleterre sous les bombardements dans les chroniques qu’il rédigea à Londres, où il s’était installé après l’invasion de la France par l’armée allemande, pour échapper à la Gestapo qui pourchassait les républicains réfugiés. Il y travailla pour de nombreux journaux latino-américains et la BBC et y créa une agence de presse. C’est là qu’il mourut à presque 47 ans, loin de sa femme et de ses enfants qu’il avait mis à l’abri en Espagne en quittant Paris, de complications de l’opération chirurgicale d’un cancer de l’estomac, quelques semaines avant le débarquement allié en Normandie qu’il attendait avec impatience. 

LE LIVRE
LE LIVRE

Manuel Chaves Nogales: Barbarie y civilización en el siglo XX de Francisco Cánovas Sánchez, Alianza editorial, 2023

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