Publié dans le magazine Books n° 45, juillet-août 2013. Par Ian Buruma.
Race, jeunesse, pureté : dans le journal qu’il tient jusqu’en 1918, l’un des hommes les plus cultivés et les plus cosmopolites de son temps, un intellectuel profondément attaché à la civilisation européenne, défend des valeurs qui vont ruiner le continent. Les cahiers du comte Kessler témoignent de la capacité qu’ont les idées les plus toxiques de séduire jusqu’aux plus beaux esprits. Une leçon glaçante.
Le 23 juillet 1914, le comte Harry Clément Ulrich Kessler, esthète anglo-allemand, éditeur, collectionneur d’art, globe-trotter, écrivain, mondain et diplomate à ses heures, organisa un déjeuner à l’hôtel Savoy de Londres, où il accueillit entre autres l’écrivain Lady Cunard, le peintre Roger Fry et Lady Randolph Churchill, la mère de Winston. L’après-midi, il se rendit à une garden-party donnée chez le Premier ministre Herbert H. Asquith, puis alla contempler quelques peintures à Grosvenor House avec Lady Ottoline Morell, mécène du groupe de Bloomsbury (1). Le soir, il retrouva Serge Diaghilev au théâtre, où il avait un fauteuil dans la loge privée d’un membre de la famille Guinness. Ce fut pour Kessler une journée bien remplie, mais en rien inhabituelle.
On pourrait difficilement se douter, à lire le récit qu’il en fait dans son journal intime, que la Première Guerre mondiale allait éclater cinq jours plus tard. Mais ce n’est pas là le plus étonnant. Kessler, le cosmopolite achevé, le dandy qui parlait au moins trois langues européennes aussi couramment l’une que l’autre, qui connaissait tout le monde, de Bismarck à Stravinski, homme aussi à l’aise...