Pirates : faits et légendes

Aussi vieille que la navigation, la piraterie en mer se poursuit de nos jours. Celle d’origine européenne connut son « âge d’or » du milieu du XVIe siècle au début du XVIIIe.  Où l’on apprend que la distinction entre pirates et corsaires était souvent floue et que le drapeau noir à tête de mort et tibias croisés relève plus de la fiction littéraire que de la réalité.


La Capture du pirate Barbe Noire, de Jean-Léon Gérôme Ferris (1920). © Domaine public

Tout le monde sait, ou croit savoir, ce qu’est un pirate, et ce mot fait surgir dans l’esprit de la plupart d’entre nous une même image. La piraterie est aussi vieille que la navigation et durera vraisemblablement aussi longtemps qu’elle. À toutes les époques, et sur toutes les mers du globe, des bateaux d’hommes armés ont attaqué des navires marchands pour s’emparer de leur cargaison en capturant, rançonnant ou tuant leur équipage. Mais la représentation la plus répandue de cette pratique est associée à une seule période de cette longue histoire, celle qui va du milieu du XVIsiècle au début du XVIIIe, souvent baptisée « l’âge d’or de la piraterie ». Elle est basée sur autant d’éléments légendaires que de faits historiques. S’appuyant sur l’étude critique des archives (minutes de procès, textes juridiques, journaux et récits de voyage), se concentrant particulièrement sur le monde anglo-saxon, Richard Blakemore met en lumière ce qu’était véritablement la piraterie à cette époque en démolissant au passage quelques mythes. Ce faisant, il montre comment la « combinaison de ce que les pirates ont fait et des histoires racontées à leur sujet » a créé l’image que nous avons d’eux. 


Une distinction classique oppose les pirates, opérant pour leur propre compte, et les corsaires (privateers), qui agissaient au nom d’un souverain. Elle est relativement claire en théorie : « Un pirate n’était pas seulement quelqu’un qui pillait sans autorisation, mais qui le faisait […] pour son gain personnel […], attaquant de façon indiscriminée au lieu de cibler les navires ennemis ». En pratique, les choses étaient plus compliquées. Une grande variété de formes légales de pillage en mer existaient, qui n’ont cessé d’évoluer avec le temps. Les navires marchands, par exemple, furent longtemps autorisés à mener des représailles contre des bateaux du même pays que celui qui les avait attaqués. Les frontières entre les catégories de « pirates » et de « corsaires » étaient d’autant plus floues que l’on pouvait aisément passer de l’une à l’autre : beaucoup de pirates étaient d’anciens corsaires, voire d’anciens marins militaires, notamment de la Navy britannique. Et un corsaire pouvait devenir pirate sans le savoir. Durant toute la période concernée, Espagnols, Anglais, Français, Hollandais et Portugais n’ont cessé d’être en guerre. Mais des trêves étaient régulièrement décrétées, des traités signés, dont la nouvelle ne parvenait aux capitaines en mer que de longs mois après. « Pirates », mot d’origine latine (dans l’Antiquité, il désignait les ennemis de Rome, identifiés avec les « ennemis de l’humanité »), a en réalité souvent été utilisé de manière rhétorique, pour disqualifier les ennemis du moment.  


Le contexte dans lequel la piraterie de l’âge d’or a pris place est celui des luttes territoriales entre les puissances impériales européennes qui ont suivi les grandes découvertes : « Sans pirates, il n’y aurait pas eu d’empires, et sans empires il n’y aurait pas eu de pirates ». Dotées de marines de guerre encore peu développées, les puissances impériales recouraient volontiers aux corsaires en guise de supplétifs. Cette formule leur permettait aussi de contrer les ambitions de leurs rivaux et de freiner leur enrichissement sans s’engager dans un conflit en bonne et due forme. À la fin du XVIesiècle, Francis Drake et John Hawkins, deux corsaires au service de la reine Élisabeth 1ère, attaquèrent des dizaines de galions et de places fortes espagnols sans que l’Angleterre déclare formellement la guerre à l’Espagne.


Dans la période qui va de 1650 à 1730, Richard Blakemore distingue trois grandes générations de pirates qui se recouvrent en partie. La première est dominée par les figures du « boucanier » d’origine galloise Henry Morgan et du « flibustier » français François l’Olonnais. Le premier, tout en exploitant des plantations à la Jamaïque, prit d’assaut à de nombreuses reprises, souvent à la tête de flottilles importantes, des places espagnoles ; il finit lieutenant-gouverneur de la Jamaïque. Le second est passé dans l’Histoire comme un des plus féroces forbans. Les pirates, il ne faut pas l’oublier, témoignaient souvent d’une grande cruauté à l’égard des indigènes et de leurs  prisonniers, qu’ils n’hésitaient pas à torturer. 


Cette première génération était fortement intégrée dans les communautés de colons établies dans les Caraïbes. À Port Royal, alors la plus grosse ville de la Jamaïque, et sur l’île de la Tortue, îlet satellite de l’île d’Hispaniola, les pirates vivaient au milieu d’une population variée comprenant beaucoup de représentants de professions liées à la mer : « charpentiers, fournisseurs de matériel naval, menuisiers, tonneliers, pêcheurs et marins, maîtres voiliers et bateliers […], chirurgiens, orfèvres, armuriers ». Leurs activités étaient liées à l’économie coloniale (les richesse issues de leurs butins étaient investies dans les plantations) et au trafic d’esclaves : il leur arrivait de libérer des esclaves, ils en engageaient parfois dans leurs équipages, mais ils se livraient aussi à leur commerce. 


La deuxième génération coïncide avec l’expansion du champ d’activités de la piraterie d’origine occidentale dans l’océan Pacifique, l’océan Indien et la mer Rouge. Les capitaines de cette période étaient souvent commissionnés ou tacitement soutenus par les souverains des grandes puissances. Mais leurs activités commencèrent progressivement à représenter une source de troubles pour celles-ci, notamment parce qu’elles perturbaient le très lucratif commerce avec le puissant Empire moghol. Deux figures célèbres se détachent ici. La première est celle d’Henry Every, auteur d’une des plus fabuleuses prises de l’histoire de la piraterie : au sein d’un convoi en route pour La Mecque, il s’empara d’un navire du Grand Moghol chargé de trésors. L’affaire contraria les autorités anglaises. Plusieurs membres de son équipage furent arrêtés. Malgré la prime très élevée offerte pour sa capture, lui-même s’échappa et disparut à jamais. William Kidd n’eut pas cette chance. Accusé de piraterie après avoir opéré comme corsaire dans l’océan Indien, il fut arrêté, condamné et pendu à Londres, en 1701. Peu avant son exécution, dans l’espoir qu’on lui accorderait la vie sauve, il avait offert d’aller rechercher une somme de quelque 100 000 livres cachée quelque part dans les Caraïbes. Cette probable invention est à l’origine de la légende selon laquelle Kidd aurait enfoui un trésor sur les côtes américaines.  


Après la signature, en 1713, du traité d’Utrecht qui mit fin à la guerre de Succession d’Espagne, les pays européens, dotés de marines plus puissantes et qui avaient éprouvé le besoin de préciser la frontière entre pillage légal et illégal, se mirent à pourchasser plus résolument les pirates. Une nouvelle génération de forbans avait vu le jour, davantage tentés de s’attaquer à tous les navires de manière indiscriminée et moins liés à une base territoriale que leurs prédécesseurs. Edward Teach, dit Barbe Noire, Charles Vane, Bartholomew Roberts, Jack Rackham, Anne Bonny, Mary Read : ce sont ces figures auxquelles on pense d’abord quand on évoque l’âge d’or de la piraterie. Leurs noms viennent d’autant plus facilement à l’esprit que ces personnages hauts en couleur sont au cœur du livre qui a le plus influencé la représentation populaire et savante de la piraterie : Histoire générale des plus fameux pirates (1724) du capitaine Charles Johnson. Ce nom est le pseudonyme d’un auteur qui n’a jamais été identifié avec certitude. Il a été suggéré qu’il pourrait s’agir de Daniel Defoe, l’auteur de Robinson Crusoé. Richard Blakemore pencherait plutôt en faveur d’un journaliste jacobite (partisan de la dynastie des Stuart), Nathaniel Mist.   


Cette Histoire générale contient beaucoup d’exagérations. Les pages consacrées aux deux femmes pirates Anne Bonny et Mary Read, par exemple, sont à prendre avec circonspection. L’une et l’autre ont réellement existé et se trouvaient sur le même bateau que Jack Rackham. Il ne fait pas de doute qu’il s’agissait de femmes dotées d’une force de caractère exceptionnelle. Mais ce qui est dit de leur enfance et de leur jeunesse est inventé, et le sujet est traité de manière sensationnaliste, en insistant sur certains détails comme leur travestissement en hommes et l’attirance supposée d’Anne Bonny, qui était la compagne de Jack Rackham, pour Mary Read. Elles furent arrêtées et jugées mais pas exécutées, vraisemblablement parce qu’elles étaient enceintes. La seconde mourut de maladie et on ignore ce que devint la première. 


Une autre légende propagée par l’Histoire générale est celle de l’existence de véritables communautés pirates organisées, fonctionnant selon des principes égalitaires. Richard Blakemore est peu convaincu par l’idée d’un prétendu « code pirate » : « Il semble très peu probable que les nombreux membres de l’équipage agissant sous la contrainte aient eu “un droit de vote sur les affaires du moment” et il y a de nombreuses preuves que les capitaines pouvaient être brutaux, tyranniques et oppresseurs. L’interdiction supposée des bagarres à bord, tous les conflits devant être réglés à terre par l’intermédiaire de duels, est contredite par les témoignages de tabassages et de rixes. » L’Histoire générale avait une dimension satirique, soutient Blakemore. Si la société pirate a été présentée comme démocratique, on peut penser que c’était dans l’intention de discréditer ce régime. Blakemore est tout aussi sceptique au sujet de la thèse des économistes qui, dans le sillage des travaux de l’École de Chicago sur le crime organisé, interprètent les pratiques des pirates (y compris l’usage de la violence) en termes de maximisation de leur intérêt personnel grâce à un système de règles : « Je ne suis pas convaincu que la piraterie puisse être entièrement expliquée dans les termes de la théorie du choix rationnel ». 


D’autres traits associés au monde de la piraterie et à son folklore sont tout aussi peu authentiques. Le fameux drapeau noir à tête de mort et tibias croisés, par exemple, surnommé « Jolly Roger », a apparemment été utilisé au moins une fois, mais il n’était pas hissé au mât de tous les bateaux pirates. L’idée que les pirates exécutaient leurs prisonniers ou les traîtres en les obligeant à marcher sur une planche dont l’extrémité surplombait la mer est tirée d’une anecdote de l’histoire romaine qui mettait en scène une échelle. Quant à des caractéristiques comme la consommation abondante de rhum, l’adoption d’animaux exotiques (singes ou perroquets), le port de boucles d’oreilles, l’usage de jambes de bois en guise de prothèses (on n’a pas gardé trace de crochets), elles étaient partagées par l’ensemble des marins. À bien des égards, les conditions de vie des marins à bord des navires marchands ou des navires de guerre étaient d’ailleurs aussi pénibles, dures et dangereuses que celles qu’on trouvait sur les bateaux de pirates. Les compétences et le savoir-faire en matière de manœuvre et de navigation qu’on exigeait d’eux étaient identiques et entre ces différentes carrières la circulation était considérable. Il n’y a jamais eu de pirates n’ayant eu que la piraterie pour métier. Ceux qui avaient survécu aux combats, quand ils ne s’enrôlaient pas immédiatement sur un navire marchand, se retiraient pour cultiver quelques arpents ou élever des moutons. Relativement peu de pirates de l’âge d’or furent arrêtés et exécutés.L’image des pirates forgée par l’Histoire générale se renforça encore grâce à L’Île au trésor de Robert Louis Stevenson, qui a nourri et enraciné le mythe du trésor enterré. Des siècles de récits romancés et plusieurs décennies de cinéma ont façonné notre imaginaire et conféré à leurs activités un grisant parfum d’aventure, exalté par le cadre exotique dans lequel elles prenaient place. Richard Blakemore admet prendre plaisir à lire L’Île au trésor à son petit garçon, qui aime jouer avec des figurines de pirates. 

LE LIVRE
LE LIVRE

Enemies of All: The Rise and Fall of the Pirates de Richard Blakemore, The History Press, 2024

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