Le poison dans le cœur de la pucelle
Publié en janvier 2025. Par Books.
Au lendemain de sa nuit de noces, la toute récente comtesse Greffulhe, chère à Proust, écrivait (comme tous les matins) à sa maman, mais cette fois pour se plaindre : « Ma mère, que de choses vous ne m’aviez pas dites ! » On était pourtant en 1878, et dans une France aux mœurs supposément plus avancées qu’ailleurs... L’Américaine Alexandra Vasti, professeure de littérature et autrice de romans historiques, qui a examiné avec soin la propagation de l’éducation sexuelle chez les Anglaises du XVIIIe siècle, note pourtant que celles-ci étaient relativement bien informées de ce que le poète S. T. Coleridge allait appeler « birds & bees » (i.e. les mystères de la reproduction – un euphémisme qui connaîtra le succès jusqu'à ce jour). Si les paysannes étaient renseignées dès leur plus jeune âge en observant ce qui se passait dans les basses-cours ou les prairies, les femmes de la bonne société urbaine pouvaient quant à elles consulter sous le manteau des ouvrages très documentés. Simplement, il leur fallait absolument cacher ce savoir jusqu’à leur nuit de noces incluse, sous peine d’être taxées d’impudicité.
L’héroïne d’Alexandra Vasti est une aristocrate délurée qui opère une librairie tournante clandestine d’ouvrages d’initiation, comme il en existait beaucoup en Angleterre au XVIIIe. Parmi les livres proposés on trouve évidemment le Tableau de l’amour conjugal de Nicolas Venette, une production française. Mais le plus célèbre, et de loin, de ces « sex ed books » a pour nom « Le chef-d’œuvre d’Aristote ». Il ne s’agit pourtant ni d’un livre d’Aristote, puisqu’il date de 1648, ni d’un chef-d’œuvre, mais d’une compilation d’écrits d’anatomie, de manuels à l’usage des sages-femmes et de bons conseils sur la contraception et autres aspects de « la vie conjugale ». L’ouvrage est complété de nombreuses planches descriptives qui n’ont pas peu contribué à son immense popularité. « Au milieu du XVIIe siècle circulaient en Angleterre et en Amérique plus d’éditions du “chef-d’œuvre” que de l’ensemble des livres de vulgarisation sexuelle ; il sera réimprimé – sans grands changements – jusqu’en 1930 », écrit Mary Fissel dans la Cleveland Review of Books. Ce livre était pourtant jugé si scandaleux que le nom même d’Aristote (auquel la légende attribuait d’extravagantes prouesses sexuelles) allait prendre dans le grand public une connotation sulfureuse. L’Église n’était pas en reste, car elle considérait que cette lecture avec ses descriptions très précises incitait non seulement à la licence mais aussi à s’interroger sur la conception virginale de Jésus. Aux États-Unis, le « chef-d’œuvre » tombera victime du Comstock Act (1873) qui prohibait la distribution par la poste fédérale d’ouvrages licencieux. Peut-être l’Honorable Comstock, inspecteur postal de son état, avait-il découvert avec effroi dans le Tableau de l’amour conjugal que trop « aisément l’amoureux poison s’introduit dans le cœur d’une pucelle ».