L’imagination géométrique de Roger Penrose

Il a démontré l’existence des trous noirs, ce qui lui valut le prix Nobel. Ce mathématicien génial, dont la vie est ici racontée, est aussi un esprit hétérodoxe, suscitant la défiance d’une partie de la communauté scientifique. Il pense que ce qu’on appelle le « big bang » n’est que la fin de l’univers qui a précédé le nôtre.


Pavage de Penrose © Domaine public

Lorsqu’il apprit qu’il avait reçu le prix Nobel de physique, en 2020, le mathématicien Roger Penrose, qui avait à ce moment-là 89 ans, trouva qu’il lui était décerné trop tôt. Le prix lui avait été attribué pour l’apport de ses travaux sur les trous noirs à la théorie de la relativité générale. Penrose est le plus brillant théoricien de la gravitation depuis Albert Einstein. Ses contributions dans ce domaine sont plus importantes que celles de Stephen Hawking, par exemple, avec lequel il a travaillé et que ses travaux ont inspiré. Si ce dernier est plus connu que lui en dehors de la communauté scientifique, c’est en raison de ses nombreuses interventions publiques et du contraste frappant entre la paralysie de son corps par la maladie et la dimension cosmique des sujets dont il s’occupait. Mais Penrose est aussi un esprit non-conformiste qui n’a jamais cessé de défendre avec opiniâtreté une série de thèses à contre-courant du consensus scientifique. Sur plusieurs questions, il estimait son œuvre inachevée et pensait avoir encore des choses à dire. 


Dans le livre qu’il vient de lui consacrer, Patchen Barss met en lumière le type particulier d’intelligence qui le caractérise. Pour rédiger le récit de sa vie, à côté de son abondante œuvre scientifique, de ses livres destinés au grand public et de sa correspondance privée, il s’est appuyé sur des entretiens avec des membres de sa famille, des collaborateurs et certains de ses critiques, ainsi que sur cinq années d’entretiens réguliers avec le mathématicien lui-même. Il ne s’agit pas d’une biographie scientifique. Les travaux de Penrose sont présentés avec précision et clarté, mais leur exposé ne représente qu’une partie seulement des 300 pages. Une grande place est faite à ses origines familiales, avec raison : ses idées scientifiques procèdent largement d’une vision du monde qui s’est formée dans son enfance. L’attention un peu excessive accordée à sa vie sentimentale n’est pas sans justification : Penrose était d’autant plus créatif qu’il avait une muse, à tout le moins il le pensait, ce qui revient sans doute au même. 


Roger Penrose a grandi dans une famille de scientifiques et un milieu aisé d’intellectuels et d’artistes. Son père était médecin et généticien. Sa mère avait étudié la médecine, qu’elle pratiqua avant d’abandonner toute activité professionnelle à la demande de son mari, qui était autoritaire et dur avec elle. Excellente joueuse d’échecs, elle n’était pas démonstrative avec ses enfants. Tout aussi peu chaleureux, son père n’avait de lien avec eux que par l’intermédiaire des jeux de l’esprit. Les deux moments de connivence avec lui dont se souviendra plus tard Penrose sont ceux où il lui montra le fonctionnement d’un cadran solaire et lui fit découvrir Saturne au télescope. Puzzles, casse-têtes, jeux logiques, échecs, mathématiques amusantes ou sérieuses : toute la vie familiale, en Angleterre et au Canada, où ils s’étaient établis durant la Seconde Guerre mondiale, tournait autour de ces activités intellectuelles, auxquelles excellaient les enfants : un frère de Roger Penrose deviendra physicien, un autre champion d’échecs professionnel et leur jeune sœur généticienne. 


Contre le souhait de ses parents, qui l’auraient volontiers vu médecin, Roger Penrose entreprit des études de mathématiques. Peu intéressé par le calcul et l’algèbre, qui resteront toujours ses points faibles, il se distinguait par une imagination géométrique hors du commun. Toute sa vie, c’est en termes géométriques qu’il réfléchira. Les motifs fantastiques en trompe-l’œil du graveur hollandais M. C. Escher ne cesseront de le fasciner et seront pour lui une source constante d’inspiration. En 1958, il publia en collaboration avec son père un article sur deux fameuses illusions d’optique : l’escalier angulaire qu’on gravit ou descend indéfiniment et le triangle impossible, objet censé être en trois dimensions mais qui ne peut pas exister sous cette forme. Il est aussi l’auteur du procédé de pavage apériodique du plan qui porte son nom : l’assemblage d’un petit nombre de formes (il parvint à descendre jusqu’à deux) avec lesquelles on peut couvrir parfaitement une surface sans que les motifs se répètent régulièrement.    


Après avoir défendu une brillante thèse en mathématiques pures sur les méthodes de tenseurs en géométrie algébrique, sous l’influence du physicien Dennis Sciama, Penrose s’orienta vers la physique mathématique, plus particulièrement les questions liées à la gravitation et à la relativité générale. En 1965, il présentait le théorème dans ce domaine qui lui vaudra le prix Nobel.   


Un mois après la publication par Einstein de la théorie de la relativité générale, en 1915, le physicien allemand Karl Schwarzschild trouva une solution des équations d’Einstein selon lesquelles, sous des conditions de densité extrêmes, l’espace-temps pouvait s’enrouler sur lui-même au point de ne plus laisser échapper la lumière : une possibilité toute théorique. Vingt-quatre ans plus tard, Robert Oppenheimer et un de ses étudiants établissaient que l’effondrement sur elle-même d’une étoile massive en fin de vie pouvait se poursuivre indéfiniment. Ici aussi, le cas de figure était supposé idéal. Ce que le théorème de Penrose démontre est que, sous des conditions assez faciles à rencontrer dans l’univers, toute masse suffisamment grande peut s’effondrer jusqu’à atteindre une densité infinie : les « singularités gravitationnelles », ainsi qu’on appelle ces régions de l’espace-temps, existent réellement. 


À Cambridge, Penrose fit la connaissance de Stephen Hawking, dont il accepta de superviser la thèse, partiellement basée sur son théorème. Dans ce travail, Hawking étend l’approche de Penrose à un tout autre type de singularité, le big bang du début de l’univers. On parle donc aujourd’hui des théorèmes de Penrose-Hawking. Convaincu qu’Hawking avait simplement appliqué ses idées à un nouveau domaine, mais aussi généreux et modeste qu’Hawking pouvait se montrer agressivement ambitieux, Penrose ne chercha pas à contester les mérites d’un homme qu’il savait par ailleurs gravement malade. Lorsque Hawking proposa la théorie de l’évaporation progressive des trous noirs par l’intermédiaire de ce qu’on appelle à présent le « rayonnement de Hawking », il le félicita chaleureusement.


Contre la volonté de ses parents, sans beaucoup d’expérience de l’autre sexe, il avait épousé à l’âge de 26 ans une jeune femme assez bohème nommée Joan Wedge. Il eut trois garçons avec elle. Toute sa vie, il prétendra s’être fait piéger dans un mariage avec une personne psychologiquement fragile. La vérité est qu’il reproduisit avec sa femme et ses enfants le comportement de son père avec les siens. Proche de ces derniers seulement lorsqu’il pouvait leur enseigner la science, il avait tendance à s’isoler et à s’enfermer dans son travail. Ses relations avec sa femme se dégradèrent progressivement et ils finirent par se séparer en 1973. À ce moment, il avait renoué avec une amie de sa sœur qu’il avait connue adolescente, nommée Judith Daniels. Leurs relations restèrent platoniques, parce que, bien qu’ayant pour lui de l’affection et de l’admiration, elle n’était pas amoureuse. Les sentiments de Penrose à son égard semblent avoir eu un effet très stimulant sur sa créativité. Elle était mathématicienne et il lui exposait avec enthousiasme ses idées. Il lui écrivait abondamment et les lettres qu’il lui a adressées sont une des principales sources d’information qu’a exploitées son biographe. Après deux liaisons éphémères, il finira par épouser en 1988 une de ses étudiantes, Vanessa Thomas, avec laquelle il eut un quatrième fils.  


Roger Penrose faillit se discréditer complètement aux yeux de la communauté scientifique lorsque, dans deux livres destinés au grand public publiés en 1989 et 1994, il avança deux idées. La première, qu’il justifie à l’aide du théorème d’incomplétude de Gödel, est que l’esprit humain est capable d’accéder à des vérités mathématiques par définition hors de portée de la machine la plus intelligente. La seconde, que la conscience est le produit de phénomènes quantiques dans certaines composantes du cerveau. Elles furent très mal reçues. Les logiciens et spécialistes d’intelligence artificielle accusèrent Penrose d’avoir mal interprété le théorème de Gödel. Les biologistes firent valoir que le cerveau n’était pas un environnement dans lequel pouvaient se produire des phénomènes quantiques. Les limites de l’intelligence artificielle et la nature de la conscience sont des questions difficiles qui demeurent aujourd’hui très controversées, et le mathématicien s’aventurait dans un domaine dont, comme il le reconnaissait volontiers, il n’était pas un spécialiste. « Penrose se trompe, mais de manière intéressante », concéda tout de même le philosophe Daniel Dennett. 


Dans trois livres de haute vulgarisation postérieurs (2004, 2010 et 2016), Penrose présente plusieurs des autres idées originales développées dans ses articles scientifiques. La première porte sur le moyen de concilier la mécanique quantique et la théorie de la relativité générale. Peu convaincu par les différentes théories proposées à cette fin, il est particulièrement hostile à l’égard de la théorie des cordes, en raison des nombreuses dimensions dont elle postule l’existence : 11 dans une de ses versions. L’approche généralement suggérée consiste à « quantifier » la gravitation. Penrose pense que c’est une erreur. La solution qu’il propose repose sur une catégorie d’outils mathématiques qu’il a forgés appelés « twisteurs ». Ils font appel aux nombres complexes, nombres composés d’une partie réelle et d’une partie imaginaire auxquels il voue un amour particulier.  


En cosmologie également, il avance des thèses inorthodoxes. Lorsque Stephen Hawking, après l’avoir défendue avec ardeur, abandonna l’idée que l’information entrant dans un trou noir y était perdue à jamais, il lui reprocha de ne pas être resté fidèle à son intuition première. Le principe de cette disparition est en effet une composante du modèle d’histoire de l’univers qu’il finit par développer. Baptisé « cosmologie cyclique conforme », ce modèle exclut la présence du big bang ainsi que la phase d’expansion extrêmement rapide dans les premiers moments de l’histoire de l’univers appelée « inflation » que les cosmologistes postulent pour expliquer l’homogénéité de l’univers à grande échelle. 


Dans ce modèle, lorsque le processus d’expansion de l’univers arrive à sa fin, toutes les particules massives ont disparu dans des trous noirs ou par annihilation réciproque par un mécanisme inconnu et ne subsistent que des photons. Or les photons n’ont pas de masse. « Des particules sans masse, résume Patchen Barss dans des termes souvent employés par Penrose, n’expérimentent pas le temps. Elles n’expérimentent pas non plus l’espace. Dans un univers rempli uniquement de photons, les distances et les échelles cessent d’exister. » La fin de l’univers, conclut Penrose, coïncidera avec le début du suivant, et ce que nous appelons le big bang est en réalité la fin de l’univers qui a précédé le nôtre. L’idée d’un tel processus d’éternel recommencement le séduisait pour des raisons esthétiques et parce que la perspective d’un univers vide et désolé à jamais lui paraissait déprimante. Mais le modèle qu’il proposait ne convainquit pas. Il le défendit avec une ferveur qui préoccupait ses amis, qui ont toujours été nombreux parce qu’il est un homme simple et accessible. Lorsqu’il s’aventura à exposer ses idées dans un talk-show très populaire aux États-Unis, sa seconde femme, qu’effrayaient les risques qu’il prenait pour sa réputation, le quitta.


Bien que de plus en plus gêné par les effets de l’âge et une quasi-cécité, Roger Penrose n’a jamais cessé de travailler. Suite à l’échec d’une tentative de mettre sur pied un institut ayant vocation à étudier ses idées, il poursuit ses effort en solitaire, en contact étroit avec quelques partenaires intellectuels, dont la physicienne Ivette Fuentes. Depuis quelques années, il suit avec attention la production des cartes de plus en plus précises du rayonnement du fond du ciel que permettent d’établir les télescopes en orbite. Il espère y découvrir la trace d’un univers ayant précédé le big bang, qui viendrait corroborer sa théorie de cosmologie cyclique conforme. Interrogé sur ce qui constitue à ses yeux son héritage scientifique le plus important, c’est la théorie des twisteurs qu’il mentionne. Elle donne lieu aujourd’hui à de nombreux développements intéressants en mathématique et en physique et il la juge trop belle mathématiquement pour ne pas être démontrée vraie un jour. Questionné sur sa vie privée, il affirme que l’échec de celle-ci était le prix à payer pour ses réalisations scientifiques. Les scientifiques et les artistes concentrent de fait leurs énergies sur leur travail, et c’est assurément une des principales clés de leur succès. Dans le cas de Penrose, il faut aussi bien sûr mentionner la puissance inhabituelle de son imagination, qui l’a parfois conduit sur des chemins risqués. Il ne manque pas d’exemples de savants de premier plan qui se sont obstinément fourvoyés, surtout à la fin de leur vie, dans des directions sans avenir – Einstein, par exemple, dans ses efforts pour parvenir à une théorie de grande unification. Les voies inexplorées sur lesquelles Roger Penrose s’est engagé sont-elles vraiment toutes sans issues ? L’avenir le dira.  

LE LIVRE
LE LIVRE

The Impossible Man: Roger Penrose and the Cost of Genius de Patchen Barss, Atlantic Books, 2024

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