Les aventures extraordinaires d’un grand poète

Le 500e anniversaire de la naissance de Luís de Camões est l’occasion de présenter la vie hors du commun de cette première grande figure de la littérature portugaise. Aristocrate lettré désargenté, il s’engagea comme soldat, perdit un œil dans un combat contre les Maures, alla jusqu’à Macao, fit naufrage et connut deux fois la prison.


Portrait de Luís de Camões par Fernão Gomes (env. 1577). © Domaine public

Parce qu’il a vraisemblablement vu le jour en 1524 (la date exacte n’est pas connue), on célèbre cette année le 500e anniversaire de la naissance de Camões. Parmi les initiatives prises à cette occasion figure la publication d’une nouvelle biographie, par Isabel Rio Novo. Reconstituer l’existence d’un homme qui a vécu il y a cinq siècles n’est pas chose aisée, surtout lorsqu’elle fut aussi tumultueuse que la sienne. Confrontée à chaque instant à des incertitudes, Isabel Rio Novo distingue avec subtilité, dans ce qu’on raconte à son sujet, ce qui peut être prouvé et doit être tenu pour certain, ce qui est probable, vraisemblable ou simplement possible et ce qui n’est clairement que pure hypothèse. Ceci tout en décrivant de manière suggestive l’environnement matériel, social et culturel dans lequel il a vécu, dans un récit qui, sans avoir rien de romancé, se lit, selon l’expression consacrée, comme un roman. 


Comme Dante, Cervantès, Shakespeare et Goethe, Camões est un symbole de son pays. À l’instar des trois premiers, il a contribué à consolider la langue nationale sous sa forme moderne. Écrivain du XVIe siècle, il est l’auteur le plus important de la littérature portugaise avec Eça de Queiroz au XIXe siècle et Fernando Pessoa au XXe. Son œuvre la plus connue, Les Lusiades, poème épique qui chante les exploits du navigateur Vasco de Gama et les grandes découvertes, a joué un rôle central dans le développement du sentiment patriotique portugais. 


Composées de plus de huit mille vers organisés en strophes de huit décasyllabes qui font se succéder deux rimes croisées et deux rimes plates, Les Lusiades contiennent des descriptions de la nature et des passions humaines d’une grande puissance et d’une exceptionnelle beauté, qui font penser à Homère. Son œuvre lyrique est aujourd’hui plus susceptible encore de nous toucher, et c’est certainement par elle qu’il convient de l’approcher. Dans ses sonnets, on entend sa voix vibrant de passion amoureuse, comme dans ceux de Shakespeare, et ses regrets de mauvais garçon, comme dans les poèmes de François Villon.  


Luís de Camões descendait d’une famille de gentilhommes (« fidalgos ») d’origine galicienne, par une branche cadette, désargentée. Toute sa vie fut marquée par la tension entre les privilèges que lui valait son appartenance à la noblesse et la nécessité d’assurer sa subsistance. Plusieurs villes (Porto, Coimbra, Santarém, Lisbonne) ont été proposées comme lieux possibles de sa naissance. Sans qu’on puisse l’attester à l’aide de documents, il est sûr qu’il a fait des études supérieures très poussées, sans doute à l’université de Coimbra. Son œuvre le montre, il avait une connaissance vaste et profonde de la littérature classique grecque et latine : Virgile, Horace, Cicéron, Pline l’Ancien, Ovide. Les œuvres des auteurs modernes italiens (Dante, Pétrarque, L’Arioste, Le Tasse) lui étaient familières. Il maîtrisait parfaitement les règles de la versification, la prosodie et la métrique. Et ses connaissances en géographie, botanique et astronomie étaient solides. Il avait une mémoire extraordinaire. À l’époque, les livres étaient rares, encombrants, lourds et difficiles à transporter. Or il a eu une vie extrêmement aventureuse et pleine de péripéties. Durant une vingtaine d’années « d’exil, de campagnes militaires et de longs voyages », sa prodigieuse mémoire lui a servi de bibliothèque. 


Lorsque Camões s’y est installé à l’âge de 20 ans, Lisbonne, capitale d’un empire maritime, était grouillante de vie : « [Il y] croisait des marins à la peau crevassée par le soleil ; des soldats dont le visage exhibait des cicatrices ; des prêtres et des frères cachés dans leurs habits sombres ; des jeunes nobles se déplaçant avec une suite de pages et d’esclaves. Les rues et les places débordaient de gens. Maures, Castillans, Catalans, Galiciens, Flamands, Vénitiens, juifs convertis, […] esclaves de toutes les couleurs venus d’Afrique, d’Inde ou du Brésil. » Durant plusieurs années, il mena sur les bords du Tage une double existence. D’un côté, celle de ces jeunes aristocrates lettrés qui fréquentaient assidûment le palais royal, offrant des poèmes amoureux aux dames de la noblesse. Son érudition, ses talents d’improvisateur et son esprit « irrévérencieux et mordant » le distinguaient au sein de cette population dans laquelle il comptait des amis et des parents. Sa seconde vie se passait dans les tavernes et les lieux de débauche où, en compagnie des marins et des truands, il fréquentait des prostituées auxquelles il dédiait des poèmes autant qu’aux dames de la noblesse et aux services desquelles il recourait. 


Il fut, semble-t-il, follement amoureux d’une certaine Catarina de Ataíde, sans que leurs relations ne débouchent sur un mariage, parce que l’intéressée ne le souhaitait pas ou que sa famille s’y opposait. Plein de dépit et animé par un puissant sentiment d’injustice, peut-être aussi pour une autre raison (il affirma par la suite y avoir été contraint), il s’engagea comme soldat pour servir en Afrique. Il resta deux ans au Maroc. Au cours d’un combat naval contre les Maures au large de Gibraltar, il perdit un œil : sur le portrait le plus authentique qu’on a gardé de lui, une sanguine de Fernão Gomes, sa paupière droite se ferme sur une orbite vide. De retour à Lisbonne, il fut impliqué dans une rixe avec le demi-frère du veuf de Catarina, qui, entretemps, s’était mariée et était décédée. Incarcéré, il bénéficia d’un pardon royal accordé suite à une supplique dont un réseau d’amis et de parents avait pris en charge les frais. Libéré de prison, il fut envoyé comme soldat en Inde.


Le voyage de Lisbonne à Goa en doublant le cap de Bonne-Espérance était celui qu’avait effectué Vasco de Gama un demi-siècle plus tôt. Camões s’est abondamment servi de ses impressions pour raconter le périple du grand navigateur dans Les Lusiades. C’était un voyage long, pénible et périlleux. Isabel Rio Novo décrit l’entassement, dans un espace réduit, de la population mélangée présente à bord du bateau : soldats, administrateurs et officiers, prêtres et missionnaires, marchands et aventuriers de toutes sortes, orphelines envoyées en Inde pour y contracter mariage, femmes exilées et prostituées. Elle évoque l’hygiène inexistante, la nourriture insuffisante et les provisions pourries, les maladies causées par les carences alimentaires ou propagées par les animaux vivants emportés pour compléter l’ordinaire des repas. Les tempêtes, aussi, les pluies torrentielles et les vents furieux. 


À Goa, où il débarqua au bout de six mois de navigation, Camões reprit rapidement ses vieilles habitudes. Pour une part, il menait la vie des soldats de garnison, sommairement logés, parcimonieusement payés, qui passaient leurs soirées dans les bordels où se bousculaient des prostituées indiennes, noires, mulâtres, chinoises, quelquefois européennes. Parmi ses compagnons figuraient toutefois quelques personnes cultivées avec lesquelles il conversait avec plaisir. Au milieu de ces occupations, suggère Isabel Rio Novo, il a certainement dû avoir des moments de solitude et de recueillement, qu’elle imagine en ces termes : « Durant les extraordinaires nuits de Goa, calmes, sans brise, le ciel semble plus vaste et chargé d’étoiles. Le parfum puissant des arbres de l’Inde, comme celui du jasmin arabe dont les fleurs s’ouvrent la nuit et se referment quand vient le jour, imprègnent l’atmosphère. […] Ce sont des nuits qui appellent la consolation d’un vers. »


En 1554, Camões participa à une expédition militaire à l’extrémité de la Corne de l’Afrique et dans le détroit d’Ormuz. À ce moment, il avait sans doute commencé à écrire Les Lusiades. Il passa ensuite quelque temps en prison, parce qu’il était soupçonné d’être l’auteur d’écrits satiriques dénonçant les mœurs dissolues et la corruption de l’entourage du vice-roi des Indes – peut-être aussi en raison de dettes non payées. Après une deuxième campagne en Indonésie, à Ternate et dans les Moluques, de retour à Goa, il bénéficia de la nomination d’un nouveau vice-roi, D. Francisco Coutinho, qui devint son protecteur et lui assura quelques années de vie paisible en compagnie d’amis comme le botaniste Garcia de Orta. En 1562, il était envoyé à Macao au titre de « prestataire des défunts ». Cette fonction consistait à dresser l’inventaire des biens des personnes décédées, les convertir en monnaie et ramener les sommes ainsi constituées aux héritiers restés à Goa, entre lesquels elles étaient partagées. Il resta à Macao deux ou trois ans. Lors du voyage de retour, son bateau fit naufrage au large du delta du Mékong. La légende veut qu’il se soit échappé de l’épave du navire en nageant d’un seul bras, tenant au bout de l’autre le manuscrit des Lusiades. Il a bien préservé le manuscrit, mais de manière sans doute moins spectaculaire. Le sauver était assurément sa priorité, plutôt que sa maîtresse chinoise, qui a sombré avec le navire, ou que les registres des biens des défunts et l’argent dont il était dépositaire, qui disparurent dans les flots. La perte de cet argent lui valut de nouveaux ennuis, parce qu’il fut accusé de l’avoir volé. Pour établir son innocence, il devait retourner au Portugal. En 1567, il s’embarqua donc pour Lisbonne. Arrivé au Mozambique, il dut rester deux ans dans ce pays, plus misérable que jamais, dans l’attente que ses amis réunissent les moyens financiers nécessaires pour effectuer la dernière partie du voyage. Il mit toutefois à profit cette période d’immobilisation forcée pour terminer Les Lusiades.


En 1570, il débarquait à Cascais. Ravagée par la peste, Lisbonne était fermée. Le roi Sébastien  1er, monté sur le trône en 1557 et à qui Les Lusiades sont dédiées, s’était établi avec sa cour à Sintra. Quand la ville reprit sa vie normale, en 1571, Camões put commencer à s’occuper de la publication de son œuvre. Le moment était favorable. Le roi Sébastien appréciait le poème. De surcroît, « toute l’Europe résonnait des exploits des navigateurs portugais, qui s’étaient lancés sur des mers inconnues, avaient révolutionné les connaissances en astronomie, sur les vents et les courants ainsi que les techniques de navigation, découvrant de nouvelles plantes, des animaux exotiques, d’autres races, d’autres cultures, d’autres croyances ». Pour pouvoir imprimer un ouvrage dans le Portugal du XVIe siècle, il fallait obtenir une triple autorisation de l’Église, du Saint-Office (l’Inquisition) et de l’administration royale. Les Lusiades ne contenaient rien de politiquement subversif. Mais les dieux de l’Olympe y apparaissaient, et le poème comprenait des passages érotiques. Le responsable de la censure, le frère Bartolomeu Ferreira, était un homme intelligent et érudit. En collaborant avec lui, Camões obtint que les références aux divinités grecques fussent interprétées comme des conventions littéraires. Les passages érotiques, tout en allusions subtiles et sans rien de cru, passèrent au prix de quelques coupes. 


Reconnu un immense poète, Camões n’en devint pas pour autant plus riche. Une rente modeste lui fut accordée, qui n’était toutefois pas payée régulièrement. Il finit ses jours dans une grande pauvreté, entretenu par quelques amis. Sa santé compromise par les épreuves endurées tout au long de son existence se dégrada. Il mourut en 1580, atteint de la peste, a-t-on dit, mais plus vraisemblablement des conséquences d’une syphilis ancienne qu’il avait peut-être contractée à Lisbonne avant de s’embarquer pour l’Afrique.   


« Camões, rappelle Isabel Rio Novo, fut un homme de son époque, qui pensait et vivait dans l’univers des valeurs et des préjugés de son temps. Pour lui, Dieu existait, et c’était le Dieu chrétien et catholique […]. Jamais il ne s’est exprimé contre l’Inquisition ni n’a protesté contre l’esclavage. Son système astronomique était celui de Ptolémée, dans lequel la Terre se trouve au centre de l’univers. » Pourtant ses passions, ses joies, ses tristesses et la beauté de ses vers nous touchent encore profondément. 


Il a connu la pauvreté, la faim, l’exil, la solitude, la maladie et de grandes souffrances physiques et morales. Mais il ne rendait personne responsable de ses misères, qu’il attribuait lucidement à ses erreurs. Sa notoriété tardive n’a pas suffi à atténuer une mélancolie et une nostalgie qui se sont accentuées avec l’âge et les années. Il avait du monde une vision fataliste qu’exprime bien le quatrain placé par Isabel Rio Novo en exergue de son livre, auquel le troisième des quatre vers donne son titre : si la vérité, l’amour, la raison et le mérite sont ce qui rend les âmes fortes et sûres, écrit-il, les puissances qui régissent la confusion du monde sont « la fortune, l’occasion, le temps et la chance ». 

LE LIVRE
LE LIVRE

Fortuna, Caso, Tempo e Sorte de Isabel Rio Novo, Contraponto, 2024

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