La monnaie, cette rusée

L’humanité doit beaucoup au petit royaume de Lydie, sur la côte d’Asie Mineure : c’est là qu’au VIe siècle avant notre ère ont été institués et la monnaie métallique et le monopole royal sur sa frappe. « Monnaie et État sont alors devenus synonymes », écrit l’économiste irlandais David McWilliams, pour leur bénéfice mutuel et supposément le nôtre. La collaboration – on pourrait presque dire la symbiose – entre monnaie et État n’a-t-elle pas entraîné l’essor du commerce inter-peuplades, donc la diminution des conflits (« car pour commercer, il faut d’abord déposer la lance », disait l'anthropologue Marcel Mauss), donc la prospérité des citoyens et le développement de la puissance étatique, donc l’urbanisation, donc… ?


Si la thèse n’a rien d’original, l’auteur a en tout cas le mérite de l’étayer d’informations insolites, comme celle-ci : avec des pièces de valeur reconnue et d’un transport facile, on a pu payer les dots d’épouses de plus en plus lointaines et diversifier le pool génétique ! À Athènes, la force du tétradrachme d’argent a permis aux citoyens de vivre à 75 % d’importations et de cultiver leur esprit et les arts. À Rome, les sesterces (et la spéculation) ont financé l’expansion géographique et celle du pouvoir impérial. Au Moyen Âge, la centralisation monétaire et politico-religieuse a coïncidé avec le progrès technologique (notamment la charrue métallique) et l’explosion consécutive de la productivité agricole. En Sicile, les Normands qui avaient appris de la mathématique arabe comment jongler entre monnaies, poids et denrées, ont connu « la réussite géostratégique la plus spectaculaire du XIIe siècle ». Enfin les marchands et banquiers italiens qui ont pris leur relais ont mis au point la comptabilité en partie double qui fit émerger la Renaissance et le capitalisme. 


Mais l’alliance monnaie-pouvoir étatique n’engendre pas que le meilleur : dès que « l’État commence à tricher avec la valeur de sa monnaie », écrit Simon Hunt dans The Standard, le pire n’est pas loin. C’est d’ailleurs en évoquant ce pire que David McWilliams est à son meilleur, notamment grâce à sa sélection d’exemples. Ainsi, parmi les 210 causes invoquées pour justifier la chute de Rome, celle qu’il privilégie est l’effondrement de la monnaie impériale, malgré les efforts du tant décrié Tibère qui avait sauvé l’empire et son trône en se portant « prêteur en dernier ressort » lors d’une crise financière. Mais sous Gallien, au IIIe siècle, la teneur en argent du denier romain, en principe de 60 %, était tombée à 4 %. L’empereur fut assassiné et on connaît la suite… Enfin si l’Empire aztèque a facilement succombé, ce n’est pas seulement parce qu’il était moins bien armé que les conquistadors mais aussi « parce qu’il n’était doté que d’un système monétaire rudimentaire ». À noter que la déréliction d’une monnaie n’est pas forcément provoquée par l’incompétence du pouvoir en place (comme ce fut le cas pour l’assignat révolutionnaire), mais résulte parfois d’interventions extérieures. Les Anglais, financiers experts, ont ainsi fabriqué de faux « continentals », la monnaie des indépendantistes américains, pour torpiller l’insurrection de leur colonie (sans grand succès d’ailleurs, au contraire : conscient du rôle crucial de la monnaie, Hamilton a fait du dollar la colonne vertébrale de l’État fédéral et la clé du succès économique de l’ex-colonie). Lénine, lui, avait projeté d’inonder la Russie de faux roubles, mais le régime tsariste s’est effondré avant. L’idée a pourtant été reprise à l’autre bout du spectre politique, par Hitler. Il avait réuni au camp de Sachsenhausen une centaine de spécialistes juifs pour fabriquer de faux billets de 10 £ qu’il comptait larguer au-dessus de Londres afin de détruire la foi des Anglais en leur monnaie et leurs gouvernants. Mais quand les billets – d’une perfection absolue – ont été prêts, les bombardiers étaient requis ailleurs (c’est tout de même avec ces contrefaçons qu’ont été payées la rançon de Mussolini ou la relocalisation en Amérique du Sud de bien des hiérarques nazis !). La monnaie repose sur – et inspire – la confiance en l’État, et la déprécier est un sacrilège. Dante, digne fils de l’ultra prospère Florence, relègue d’ailleurs conjointement dans le huitième (et pire) cercle de son Enfer le traître Simon et le faussaire Adamo : l’un, pour avoir provoqué la chute de Troie en incitant les assiégés à y faire entrer le fameux cheval, l’autre parce qu’il avait voulu décrédibiliser le florin florentin afin que Brescia triomphe enfin de sa grande rivale.

LE LIVRE
LE LIVRE

Money: A Story of Humanity de David McWilliams, Simon and Schuster, 2024

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