Emmy Noether, un « génie mathématique » selon Einstein

Auteure de deux théorèmes fondamentaux pour la théorie de la relativité générale, elle a apporté une contribution décisive à l’algèbre abstraite. Le conservatisme de l’université allemande l’empêcha longtemps d’obtenir un poste.


Portrait d'Emmy Noether réalisé en 1930. © CC2.0

Quelques jours après la mort d’Emmy Noether, en 1935 à l’âge de 53 ans suite à une opération chirurgicale qui semblait s’être bien déroulée, Albert Einstein, jugeant que le simple entrefilet que le New York Times avait consacré à son décès ne lui rendait pas justice, écrivit à la rédaction du journal une lettre dans laquelle il notait ceci : « Au jugement de la plupart des mathématiciens compétents […] Fräulein Noether était le génie mathématique créatif le plus considérable produit depuis que les femmes ont accès aux études supérieures ». Einstein avait eu l’occasion de prendre personnellement toute la mesure du talent hors pair de la mathématicienne une vingtaine d’années auparavant, lorsque, n’ayant pas encore émigré aux États-Unis, ils vivaient et travaillaient tous les deux en Allemagne. Alors qu’il était en train de concevoir la théorie de la relativité générale, Noether, à la demande de ses maîtres à l’université de Göttingen David Hilbert et Felix Klein, avait aidé ceux-ci à résoudre un sérieux problème posé par les équations de la gravitation dans cette théorie : en apparence, elles violaient le principe de conservation de l’énergie. 


Ce n’est cependant pas cette contribution qu’Einstein relevait dans sa lettre, mais l’importance des travaux de Noether en algèbre. Ce faisant, il rejoignait le jugement de Noether elle-même, qui considérait l’article dans lequel elle synthétisait les idées qui se sont révélées si utiles pour la validation de la relativité générale comme le produit d’une excursion en dehors de son véritable champ d’intérêt. Les deux théorèmes contenus dans cet article ont été longtemps oubliés. Redécouverts dans les années 1970, ils sont aujourd’hui considérés par les physiciens comme fondamentaux pour leur discipline, du fait de leurs applications dans de nombreux domaines. Quant aux travaux de Noether en algèbre, comme le savent tous les mathématiciens, ils ont contribué à révolutionner celle-ci en profondeur. 


De nombreux livres ont été consacrés à Emmy Noether, son œuvre mathématique et sa vie. Ils mettent en lumière sa personnalité singulière, la nature de sa créativité et les difficultés qu’elle a rencontrées pour se faire reconnaître dans le monde universitaire. Deux des meilleures biographies parmi les plus récentes sont celle de la mathématicienne italienne Elisabetta Strickland (2024) et l’ouvrage publié en 2022, deux ans avant sa mort prématurée, par l’auteur suisse germanophone Lars Jaeger. 


Emmy Noether était née à Erlangen, au centre de l’Allemagne, dans une famille juive de classe moyenne. Son père, Max Noether, était mathématicien et professeur à l’université de la ville. Elle était l’aînée de quatre enfants. Peu intéressée par les travaux domestiques, de toutes les activités traditionnellement pratiquées par les jeunes filles à l’époque, elle n’aimait que la danse. Après avoir étudié l’anglais et le français, à l’enseignement desquels elle était censée se destiner, elle décida de se tourner vers les mathématiques. L’université n’étant pas ouverte aux jeunes filles, elle suivit les cours à titre d’étudiante libre, à Erlangen tout d’abord, puis à l’université de Göttingen, où enseignaient les mathématiciens Felix Klein, David Hilbert et Hermann Minkowski. De retour à Erlangen après que les restrictions à l’accès des jeune filles y eurent été levées, elle y passa un doctorat sous la direction de Paul Gordan. Sa thèse, reçue summa cum laude, portait sur les systèmes d’invariants dans certaines classes de polynômes. Elle s’inscrivait dans le cadre de l’approche traditionnelle de l’algèbre qui était celle de Gordan. De 1908 à 1915, Noether enseigna à l’université d’Erlangen sans être payée, parfois en remplacement de son père, dont elle supervisa même les travaux de deux doctorants. 


En 1915, elle était appelée à Göttingen par Klein et Hilbert. C’est peu après son arrivée qu’elle aida à résoudre le problème auquel les deux mathématiciens et Einstein étaient confrontés. En physique, il existe des principes fondamentaux appelés « lois de conservation » qui affirment la constance de certaines grandeurs au cours de l’évolution d’un système. Les plus connues, qui sont les premières à avoir été découvertes, sont les lois de conservation de l’énergie, de la quantité de mouvement, du moment cinétique et de la charge électrique. Ainsi qu’Hilbert le fit remarquer, il semblait qu’une caractéristique singulière de la théorie de la relativité générale était que la loi de conservation de l’énergie ne s’y appliquait pas. Emmy Noether résolut le problème en montrant, à l’aide de deux théorèmes, l’existence d’une correspondance réciproque entre différentes lois de conservation et différents types de symétries impliquant chacune une forme particulière d’invariance (pour les trois premières citées, par exemple, les invariances par translation dans le temps, translation dans l’espace et rotation dans l’espace). Le premier théorème a des applications en mécanique classique (newtonienne) et en relativité restreinte ; le second en relativité générale mais aussi, on le découvrira par après, dans tous les autres domaines où appel est fait à des symétries de jauge locales, comme le modèle standard des particules élémentaires. La portée générale de l’approche de Noether ouvrait à ses théorèmes un vaste champ potentiel d’applications en physique. 


En dépit de l’appui résolu de Klein et Hilbert, Emmy Noether ne parvint pas à être immédiatement nommée à Göttingen. Un certain nombre de professeurs, surtout d’histoire et de philologie, ne souhaitaient pas la voir rejoindre leurs rangs. La légende veut qu’à l’occasion d’une discussion houleuse, Hilbert, faisant valoir à quel point le fait que la candidate soit une femme était dépourvu de pertinence dans le contexte, faisant référence à un lieu où la séparation des sexes était de rigueur, se soit furieusement exclamé : « Messieurs, nous sommes ici dans une université, pas dans un établissement de bains ». Il est possible que la sympathie notoire d’Emmy Noether pour le socialisme et l’Union soviétique, ainsi que son ascendance juive, aient contribué à renforcer les réticences de certains membres du corps professoral. 


Durant quelques années, elle fut donc obligée de donner à Göttingen des cours formellement attribués à Hilbert, toujours sans être rétribuée. Finalement admise à l’examen d’habilitation à enseigner, elle obtint en 1922 un poste honoraire de professeur associé avant de se voir accorder, un an plus tard, une charge d’enseignement de l’algèbre. À 41 ans, elle touchait pour la première fois un (modeste) salaire pour son travail. Jusque-là, elle avait chichement vécu de l’aide financière de sa famille puis, à la mort de son père, du petit héritage qu’il lui avait laissé. En 1931, elle était enfin nommée professeur associé à plein titre. Au cours des dix-huit ans qu’elle a passés à Göttingen (1915-1933), Noether s’est constamment retrouvée entourée d’étudiants brillants qui ont fini par former une sorte d’école. En 1933, l’arrivée des nazis au pouvoir la contraignit à quitter l’Allemagne. Au départ peu inquiète, elle finit par se convaincre qu’elle avait intérêt à s’exiler. Dans un premier temps, elle songea à s’installer à Oxford. Prise par le temps, elle accepta une invitation du collège d’études supérieures pour jeunes filles Bryn Mawr, en Pennsylvanie. Elle y enseigna jusqu’à sa mort, tout en donnant des cours à l’Institute for Advanced Study de Princeton. 


Toute la seconde et la troisième parties de la carrière d’Emmy Noether (1920-1935) furent consacrées à des travaux d’algèbre abstraite, domaine dans lequel son apport s’est avéré décisif. L’algèbre abstraite, ou algèbre générale, porte, non sur les nombres, comme l’algèbre élémentaire, mais sur les structures mêmes de l’algèbre. Une de ces structures est celle de groupe, dont l’idée a été introduite au XIXsiècle par le mathématicien français Évariste Galois, tragiquement mort dans un duel à l’âge de 20 ans. Une autre est celle d’anneau. 


Le concept d’anneau a été forgé sous un autre nom par Richard Dedekind. Ainsi baptisé par David Hilbert, l’anneau peut être défini comme un ensemble d’éléments pouvant faire l’objet de deux opérations analogues à l’addition et la multiplication pour les nombres entiers. Ces éléments peuvent être des nombres (entiers, rationnels, réels ou même complexes), mais aussi des objets non numériques tels que des polynômes, des matrices carrées, des fonctions ou des séries. Entre autres réalisations, Emmy Noether a identifié un type particulier d’anneau aujourd’hui baptisé « anneaux noethériens ». Suprême consécration, sur le modèle de « cartésien », « newtonien » ou « riemannien », l’adjectif « noethérien » est aujourd’hui très utilisé en algèbre et de nombreux objets mathématiques portent des noms qui le comprennent.     


Les mathématiques étaient la seule passion d’Emmy Noether et le principal sujet dont elle parlait. Jamais elle ne s’est mariée ni a eu d’enfants et on ne lui connaît aucune liaison amoureuse. Naturellement corpulente, très myope, elle prit davantage de poids encore avec les années du fait de mauvaises habitudes alimentaires qu’expliquait notamment sa pauvreté. Peu soucieuse de son apparence, elle négligeait complètement sa mise et portait les vêtements qu’elle jugeait les plus commodes pour donner cours. Elle parlait volontiers fort et, dans les moments d’exaltation, sa chevelure nouée en chignon pouvait se défaire sans qu’elle se préoccupe de la remettre en place. Ses leçons étaient extrêmement peu structurées et pouvaient jeter ses étudiants dans un profond désarroi. Mais ceux qui parvenaient à la suivre en étaient récompensés. Généreuse de son temps et de ses idées, elle soutenait et encourageait ses étudiants et ses collègues, discutait sans arrêt et intensément avec eux, rédigeait des introductions à leurs travaux et leur laissait le crédit d’idées qui étaient largement les siennes ou qu’elle avait fortement inspirées. Sur les quelques photos qu’on a gardées d’elle, observe Lars Jaeger, son visage est invariablement souriant et souvent carrément radieux. 


Il est commun de présenter Emmy Noether comme une des dernières représentantes de cette lignée de mathématiciennes et de physiciennes qui ont réussi à s’imposer dans leur domaine à une époque où l’idée qu’une femme puisse être savante apparaissait incongrue : Émilie du Châtelet, Laura Bassi, Sophie Germain, Ada Lovelace. Lars Jaeger rapproche aussi sa figure de celle de sa contemporaine Lise Meitner, qui partageait avec elle la caractéristique d’être juive dans un monde universitaire allemand où l’antisémitisme était répandu. Ni féministe avant la lettre, ni judaïste pratiquante, Emmy Noether ne se voyait pas avant tout comme une femme ou une juive, mais comme une mathématicienne. C’est également ainsi que la percevaient ses collègues et ses étudiants, impressionnés par ses formidables capacités intellectuelles. À sa mort, deux de ses collaborateurs à Göttingen devenus ses amis les plus proches, le Russe Pavel Alexandrov et le Néerlandais Bartel Leendert van der Waerden, publièrent l’un et l’autre de très beaux hommages. Dans son article des Mathematische Annalen, van der Waerden résume ainsi le principe fondamental qui, affirme-t-il, a guidé Emmy Noether dans l’ensemble de ses travaux : « Toutes les relations entre les nombres, les fonctions et les opérations deviennent transparentes, largement applicables et pleinement productives […] lorsqu’elles ont été séparées des objets particuliers auxquels elles s’appliquent et reformulées en tant que concepts universels ». 


Dans les affaires humaines et les savoirs qui en traitent (les sciences humaines et, jusqu’à un certain point, la philosophie), l’abstraction et la généralisation sont, au mieux des armes à double tranchant, au pire des tendances délétères. Mais, en mathématiques, elles sont l’instrument par excellence de la découverte. Emmy Noether maîtrisait ces procédés à un degré superlatif. C’est ce qui lui a permis de produire les résultats de recherche d’une immense portée pour lesquels, assurément, elle aurait aimé qu’on se souvienne d’elle avant tout.     

LE LIVRE
LE LIVRE

Emmy Noether. Ihr steiniger Weg an die Weltspitze der Mathematik de Lars Jaeger, Südverlag, 2022

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