Ingmar Bergman, la vie, la scène, l’écran

Peu de cinéastes se sont autant projetés dans leur œuvre. Pour autant, l’enfance suédoise de Bergman n’a pas été aussi douloureuse qu’il l’a souvent prétendu. Adolescent, il tomba sous le charme d’Hitler et en contracta un terrible sentiment de culpabilité rétrospective. Devenue accessible, sa correspondance permet de nuancer le portrait.


Portrait d'Ingmar Bergman. © Alamy

De tous les grands cinéastes, Ingmar Bergman est celui dont il est le plus difficile de séparer la personnalité, la vie et l’œuvre. Ses films ont un caractère éminemment autobiographique : beaucoup de situations qu’il a mises en scène lui ont été inspirées par des souvenirs d’enfance ou des épisodes de sa vie d’adulte. Les thèmes récurrents de son cinéma (le désir, l’infidélité, la jalousie, la culpabilité, l’humiliation, la solitude, l’incommunication, la souffrance, la mort, le mal, l’au-delà) sont le produit direct de son âme tourmentée et de sa vision tragique du monde. Presque toujours, il se projetait dans ses personnages, souvent plusieurs à la fois dans une même histoire. Ses films ont été tournés avec une vingtaine de collaborateurs toujours les mêmes, qui étaient ses amis, au premier rang desquels les acteurs Gunnar Björnstrand, Max von Sydow et Erland Josephson, ainsi que les actrices Ingrid Thulin, Harriet Andersson, Bibi Andersson et Liv Ullmann – les trois dernières furent d’ailleurs ses compagnes. 


Des centaines de livres et d’articles ont été consacrés à son art. Beaucoup font référence à sa vie, souvent telle qu’il l’a lui-même racontée. Mais s’il s’est abondamment exprimé à son propre sujet, c’est en des termes d’une fiabilité très relative. Son beau livre de souvenirs Laterna Magica est une sorte d’autobiographie romancée. Les trois récits inspirés par l’histoire de ses parents qu’il a rédigés lorsqu’il a cessé de réaliser des films sont explicitement des fictions. Et ce qu’il a dit de son travail dans son second livre de souvenirs, Images, ainsi que dans les centaines d’entretiens qu’il a donnés tout au long de son existence, est à prendre avec précaution. L’historien britannique du cinéma Peter Cowie connaît très bien Bergman, qu’il a eu l’occasion de rencontrer à plusieurs reprises. En 1982, alors que le cinéaste vivait encore (il est mort en 2007 à l’âge de 89 ans), il lui a consacré une première biographie. Le nouvel ouvrage qu’il vient de faire paraître intègre les informations contenues dans ses carnets de travail, publiés depuis lors, et sa correspondance, devenue accessible. 


Ingmar Bergman, on le sait, est né et a grandi dans une famille suédoise protestante austère et rigoriste. Son père était un pasteur intransigeant sur les questions religieuses et sa mère, à laquelle il était très attaché, une femme autoritaire. Son enfance n’a pas été aussi douloureuse qu’il l’a souvent prétendu. Si son frère aîné était régulièrement battu, lui-même a moins souffert de châtiments physiques que de punitions vécues comme humiliantes. Ses premières années n’ont par ailleurs pas manqué de moments agréables avec ses parents, et même d’instants de grand bonheur auprès de sa grand-mère maternelle. À l’âge de 16 ans, il fut envoyé en Allemagne dans le cadre d’un échange d’élèves. Il eut l’occasion d’y assister à un meeting d’Adolf Hitler qui l’impressionna beaucoup et pour lequel il éprouva ensuite, comme beaucoup de ses compatriotes, une admiration dont il eut par après profondément honte. Son terrible sentiment de culpabilité rétrospective est à l’origine de la décision qu’il prit alors de tourner complètement le dos à la politique.     


Étudiant en lettres, Bergman se tourna très vite vers le théâtre. Il monta plusieurs pièces avec une compagnie universitaire, en écrivit lui-même un certain nombre et entama une carrière de directeur. Engagé dans une liaison tumultueuse avec une militante de gauche, il coupa les ponts pour un temps avec ses parents. L’ampleur de son travail pour le théâtre et l’importance qu’il avait pour lui sont un aspect souvent un peu négligé de son histoire. Tout au long de sa vie, il réalisa quelque 170 productions pour la scène, la radio et la télévision. Le théâtre, a-t-il dit un jour, était pour lui comme une femme loyale, le cinéma comme une maîtresse exigeante. Vingt ans après, il nuancera ce propos en déclarant à son biographe être devenu, à cet égard, bigame. Les auteurs qu’il a le plus régulièrement mis en scène sont les grands représentants du répertoire dramatique : August Strindberg, en premier lieu, un de ses maîtres, dont l’influence sur son cinéma – notamment sa peinture sombre des rapports de couple – est très forte ; Shakespeare et Ibsen, mais aussi Molière (Don Juan), Pirandello, Tchekhov et, parmi les contemporains, Edward Albee et Tennessee Williams. Ses mises en scène se distinguaient par leur invention et leur qualité d’exécution. Il les a réalisées aux théâtres municipaux d’Helsingborg, Göteborg et Malmö, ensuite surtout au Théâtre dramatique royal de Stockholm. En 1976, ulcéré suite à un contentieux avec le fisc suédois (l’affaire, née d’un excès de zèle de l’administration, se termina très rapidement par le retrait de la plainte pour fraude fiscale déposée contre lui), il quitta la Suède pour quelque temps. Établi à Munich, il y dirigea une dizaine de productions sur la scène du Nouveau Théâtre de la Résidence.  


C’est comme scénariste au sein d’un studio qu’il commença à travailler pour le cinéma. Il était alors marié avec une chorégraphe. En 1946, il réalisait son premier film. Une quinzaine suivront au rythme étourdissant d’un ou deux par an durant dix ans, marqués au début par l’influence du cinéma muet scandinave, du réalisme poétique de Marcel Carné et du néoréalisme italien, mais dans lesquels son style très personnel s’affirme de plus en plus. En 1955, Sourires d’une nuit d’été, une de ses rares comédies, le faisait remarquer au Festival de Cannes. La célébrité à laquelle il accéda alors n’eut aucun impact sur le rythme frénétique de son activité créatrice et le chaos chronique de sa vie sentimentale. Au cours des années 1956 et 1957, il réalisa ainsi coup sur coup deux de ses chefs-d’œuvre : la fable médiévale Le Septième Sceau, puissante méditation sur la mort, d’une esthétique expressionniste et gothique (les images du chevalier jouant aux échecs avec la mort – cape noire et visage de clown blanc – sont légendaires), et Les Fraises sauvages, réflexion sur le sens d’une vie gâchée par l’égoïsme prenant la forme d’un récit réaliste entrecoupé de séquences oniriques. Durant la même période, il mettait en scène cinq pièces au théâtre de Malmö. À ce moment, son troisième mariage était en train de se défaire, et, tout en ayant une liaison intense avec Bibi Andersson, il faisait la connaissance de sa future quatrième femme (une pianiste de concert), ainsi que de celle qui allait devenir plus tard sa cinquième et dernière épouse, avec qui il vécut durant vingt-quatre ans jusqu’à ce qu’elle décède, le laissant très affecté. De 1957 à 1982, date de sortie de Fanny et Alexandre, largement inspiré par son enfance, Bergman réalisa encore une vingtaine de films d’un caractère expérimental (Persona) ou intimiste (Scènes de la vie conjugale). Après cela, il ne travailla plus que pour la télévision. Les dernières années de sa vie, il ne quitta plus l’île de Farö, où il avait fait construire une maison. 


Bergman fait partie des réalisateurs qui introduisent des thèmes inédits à l’écran tout en inventant de nouvelles formes d’expression. La matrice de son cinéma, résume Peter Cowie, c’est « le conflit entre la vie et la mort, la foi et le doute, la lumière et les ténèbres, le sadisme et la souffrance, la vengeance et la magnanimité, l’espoir et le désespoir, et par-dessus tout Dieu et les démons qui s’opposent à lui ». On ajoutera : la difficulté du rapport entre les êtres : entre les hommes et les femmes, mais aussi entre les femmes. Au seuil de la vieLe Silence, PersonaCris et chuchotements, Sonate d’automne mettent en scène des femmes entre elles. Et les personnages de femmes des films de Bergman, on l’a souvent relevé, sont plus riches, plus intéressants, plus finement appréhendés et dépeints que les personnages masculins, souvent un peu caricaturaux – c’est largement du point de vue des femmes que l’histoire est racontée. Sans s’attarder parce que ce n’est pas son objet dans ce livre, Cowie évoque aussi les caractéristiques formelles de ses films, qui ont tellement impressionné les autres réalisateurs et sont à l’origine d’images inoubliables. Le recours systématique à des gros plans de visage, par exemple : le célèbre regard face caméra d’Harriet Andersson dans Monika, plein de défi et de tristesse, le visage rayonnant et apaisé du vieux Victor Sjöström dans l’avant-dernier plan des Fraises sauvages, lorsque le personnage qu’il incarne revoit en rêve ses parents au bord d’un lac. Ou l’usage souverain qu’il faisait de la lumière, avec l’aide de ses deux chefs opérateurs successifs : Gunnar Fischer, héritier de la tradition expressionniste, et Sven Nykvist, le maître de l’éclairage naturel. 


Lors d’un voyage à Rome, Bergman eut l’occasion de rencontrer Federico Fellini. Les deux hommes tombèrent dans les bras l’un de l’autre. Leur admiration mutuelle n’a rien d’étonnant. Si différents que soient leur cinéma et leur caractère, ils avaient plus d’un point commun. Ils partageaient la même fascination pour leur enfance, le rêve, le cirque, les clowns, le spectacle, la femme, le sexe et le rivage de la mer. Et tous deux émaillaient leurs films d’éléments fortement présents dans leurs souvenirs et leur imaginaire : chez Bergman les miroirs, les ours en peluche, les horloges et les pendules, le son de la corne de brume et une série de prénoms revenant constamment (Alma, Anna, Isak, Karin – c’était celui de sa mère). 


L’image d’Ingmar Bergman qui ressort du récit de sa vie n’est pas sans ombres. Le producteur Carl Anders Dymling, qui fut son mentor, le décrivait comme « un homme de tempérament nerveux vivant avec passion, extrêmement sensible, colérique, parfois impitoyable dans la poursuite de ses objectifs, soupçonneux, têtu, capricieux et imprévisible ». Ses explosions d’impatience sur les plateaux étaient légendaires. Victimes de ses mouvements d’humeur, les comédiens et les techniciens avec lesquels il aimait travailler lui sont cependant restés indéfectiblement fidèles. Enclin à tomber passionnément amoureux sans préavis, il a souvent rompu sans délicatesse avec ses femmes et ses compagnes. La plupart sont pourtant demeurées ses amies. De son propre aveu, il fut un père absent. S’il veilla à assurer la sécurité matérielle des neuf enfants nés de ses mariages et de sa liaison avec Liv Ullmann, il ne fut affectivement vraiment proche que de sa première fille. La cinéaste Margarethe von Trotta, qui a réalisé un film sur lui, attribue ceci à son attachement à sa propre enfance. Lui-même disait n’avoir quitté la puberté qu’à l’âge de 58 ans. Lucide sur les failles de sa personnalité, il n’a jamais cherché à les cacher. « [Bergman], observe la réalisatrice Jane Magnusson, n’est pas le premier père négligent, mari infidèle ou artiste mégalomane – il est simplement plus honnête. » Quatre ans avant sa mort, Ingmar Bergman accordait à la journaliste Marie Nyreröd une série d’entretiens dans lesquels il se livrait avec beaucoup de sincérité et de franchise. Tout en reconnaissant n’avoir jamais investi le moindre effort dans la vie de famille, il y fait l’éloge des femmes avec lesquelles il a été marié ou a vécu, personnes merveilleuses, dit-il, qui lui ont toutes beaucoup appris. Il procède aussi à l’inventaire des « démons » qui l’ont tourmenté toute sa vie et qu’il a peu à peu appris à dompter : l’irrépressible sentiment d’une catastrophe à venir, la terreur de l’échec, la peur sous toutes ses formes, la propension à se mettre dans des états de rage incontrôlable. Il mentionne également deux démons qui l’ont toujours épargné. L’un est l’ennui, l’autre le vide et le néant : jamais sa créativité et son imagination ne l’ont abandonné, il en remercie le sort et beaucoup le feront avec lui.

LE LIVRE
LE LIVRE

God and the Devil: The Life and Work of Ingmar Bergman de Peter Cowie, Faber & Faber, 2024

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