Aux origines coloniales de la French Theory
Publié en octobre 2024. Par Books.
Pour la critique du Zeit Elisabeth von Thadden, c’est « le livre de l’été ». De fait, peu d’essais ont autant fait parler d’eux ces derniers mois en Allemagne. Et aucun ne s’est attiré davantage d’éloges. Dans un autre article du Zeit, Lukas Franke évoque « un livre important paru au bon moment », tandis que dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung, Sonja Asal estime que la thèse qu’il développe « est aussi vaste que sa réponse est nuancée ». Il est signé d’un jeune historien qui enseigne à l’université Humboldt de Berlin, Onur Erdur, né à Diyarbakir, dans la partie kurde de la Turquie.
Sa thèse, donc : on ne saurait comprendre la French Theory sans son arrière-fond colonial. « Le fait que les théories de la différence et de la déconstruction, les analyses du pouvoir et des ambivalences du moi ne soient pas nées dans les cafés et les salons parisiens, mais aient été inspirées par la vie à la périphérie de l’empire colonial français en décomposition, c’est-à-dire là où les fractures et les incohérences de l’Europe étaient directement visibles, n’est guère étonnant d’un point de vue actuel. Pourtant, les liens étroits des philosophes postmodernes avec les pays d’Afrique du Nord colonisés par la France n’avaient curieusement guère été abordés jusqu’à présent », note Franke.
Que ce soient Pierre Bourdieu ou Jean-François Lyotard, Michel Foucault ou Roland Barthes, Jacques Derrida ou Hélène Cixous, Étienne Balibar ou Jacques Rancière, tous ont, d’une façon ou d’une autre, une histoire avec le Maghreb des années 1950-1960. Bourdieu fait son service militaire en Algérie, Lyotard y enseigne. Derrida et Cixous y sont nés. Rancière (lui aussi né en Algérie) et Balibar ont protesté contre la guerre d’Algérie. Quant à Barthes et Foucault, ils ont pratiqué en Afrique du Nord ce qu’on appellerait aujourd’hui du tourisme sexuel.
« Quel est le lien entre expérience et théorie ? Onur Erdur explique comment est née, sous le soleil d’Afrique du Nord, une pensée anti-hégémonique de la différence, qu’il comprend comme une sorte de “théorie de la vertu de l’esprit face à l’injustice coloniale” : parce que chacun de ces penseurs a tenté, à sa manière, de tirer du vécu face à la souffrance une attitude politique et une interprétation pour le public. Les récits d’Onur, structurés en biographies, permettent de comprendre que la philosophie a une origine », conclut von Thadden.