On a souvent besoin d’un plus petit que soi

L'écrivain voyageur Bruce Chatwin en avait fait le totem de son art : l’étroit petit carnet noir en moleskine qu’on glisse facilement dans une poche grâce à ses angles arrondis. D’astucieux Italiens ont ressuscité (design milanais, fabrication chinoise) cet objet fétiche devenu « l’emblème du créatif nomade ouvert d’esprit », comme l’écrit Roland Allen qui a consacré aux carnets de notes en tout genre un ouvrage érudit truffé d’anecdotes et multi-couronné. « Malgré tout ce qu’Apple, Evernote et tutti quanti voudraient nous faire croire, le meilleur outil cognitif dont nous disposons aujourd’hui a été inventé par les financiers florentins de la Renaissance », s’exalte même le Sunday Times. Sans doute le chroniqueur britannique du Times n’a-t-il lu le livre de Roland Allen qu’en diagonale. Il aurait su, sinon, que le carnet de notes existait depuis bien plus longtemps, mais sur d’autres supports : tablettes d’argile à Sumer, tablettes de cire ou papyrus à Rome. C’est d’ailleurs là que César, imaginant de rassembler des feuilles de papyrus sous une solide couverture carrée, aurait, dit-on, inventé le codex. Mais si le codex est né en Occident, le papier en revanche – solide, léger et bon marché – est venu de l’Orient. Et c’est de la rencontre des deux à mi-chemin, à Bagdad vers l’an 800, qu’est issu le carnet de notes tel que nous l’aimons. 


Tout comme à Sumer l’écriture, l’invention du carnet a, c’est vrai, d’abord servi aux comptables. C’est en Provence, à la fin XIIIe siècle, qu’on trouve la première trace de la comptabilité en partie double, mère du capitalisme – et de l’État – modernes. Des marchands florentins, les Farolfi, promenaient d’entrepôt en entrepôt des carnets spécialisés par denrées, où ils notaient entrées et sorties et vérifiaient qu’elles coïncidaient. Car le carnet papier a d’autres avantages que son faible coût et sa portabilité : ce qui est écrit dessus est infalsifiable, car l’encre y pénètre profondément alors qu’on peut gratter et regratter un parchemin. Colbert aussi s’en était bien avisé et résumait chaque année pour Louis XIV les comptes de la nation dans une sorte de petit carnet richement relié et illustré.


Après les businessmen, ce sont les hommes d’église qui se sont emparés du carnet de notes, pour y enregistrer sur des « rapiaria » les étapes de leur progression spirituelle. Un des livres les plus fameux de l’Histoire, L’Imitation de Jésus-Christ, a d’ailleurs commencé sa vie comme le « rapiarum » de Thomas A. Kempis (à vrai dire, dans les premiers monastères les moines notaient déjà leurs péchés au fil de la journée sur des plaques de cire, pour les confesser le soir au père supérieur qui les effaçait ensuite, dans tous les sens du terme).


À partir du XVIIe siècle – « le grand siècle des âmes » –, les dames pieuses allaient utiliser des carnets pour noter les réflexions à soumettre à leur directeur de conscience – un effort (ou un plaisir) qui évoluerait vite dans une direction plus profane, celle du journal intime. Les navigateurs, les voyageurs, les hommes de science sont vite devenus accro aux carnets portables où ils consignaient en continu leurs observations sur la géographie des côtes ou le régime des vents, sur les données climatiques et phénomènes naturels comme sur les mœurs des pays étrangers. Newton y note ainsi les moindres de ses constatations (7 à 10 millions de mots au total !), et y échafaude même des théories physiques dont il débat avec lui-même. Idem pour Darwin, que l’on voit dans ses quinze gros carnets s’étonner de la diversité des espèces animales qu’il rencontrait, puis esquisser, dans le carnet B des « Beagle Notebooks », toute la théorie de l’évolution. Les artistes, autres gens d’extérieur, doivent aussi beaucoup au carnet. On crédite Cimabue, au XIIIe siècle, d’avoir inventé le croquis et l’art du paysage en arpentant la Toscane, carnet en main. Toutes les trouvailles artistiques, techniques ou militaires de Léonard de Vinci ont d’abord éclos sur les petites pages d’un carnet car lui ne pouvait penser qu’en dessinant. Et que serait la philosophie ou la poésie sans les penseurs-marcheurs et leurs carnets, depuis Pétrarque et ses petits « zibaldoni », ou Dante et Boccace ? Rousseau, lui, grand arpenteur de la nature, notait à chaud ses « rêveries » et ses émois, mais sur des cartes à jouer (il les transposait ensuite sur des carnets). Même les musiciens sont parfois carnetophiles : Bartók utilisait les siens pour consigner les mélodies paysannes entendues en cheminant. 


Les créateurs ambulants n’ont pourtant pas le monopole du carnet de notes, largement utilisé aussi par des hommes d’intérieur comme le polymathe Francis Bacon, qui en tenait jusqu’à 28 simultanément. Paul Valéry considérait que les deux heures quotidiennes qu’il consacrait aux siens (au total 261, pas moins !) étaient les plus créatrices de sa journée, et qu’après ça il pouvait se permettre d’être stupide. Les écrivains, remarque encore Roland Allen, utilisent abondamment les carnets pour noter des idées, pour prérédiger des lambeaux de texte, mais aussi pour inscrire les réflexions que leur inspire l’acte d’écrire. En fait le carnet sert à tout : à capter et figer le fil des journées, comme Samuel Pepys, friponneries comprises (celles-ci en alphabet spécial) ; à enregistrer les impressions de voyage, comme Mark Twain, qui écrivait sur papier carbone et envoyait les duplicatas à sa femme restée au pays en guise de lettres ; ou bien, comme John Maynard Keynes, à collationner ses innombrables bonnes fortunes… Aujourd’hui, à l’âge du smartphone, de l’electronic notebook et du journal intime sur Internet, le carnet va-t-il disparaître ? Pas du tout, à en croire les psychologues, américains bien sûr, qui listent sans fin les bénéfices de « l’écriture de soi » à la main : elle permettrait de retarder la survenue de la maladie d’Alzheimer, de baisser la tension artérielle, d’aboutir à une meilleure compréhension de soi et des autres, et d’enrayer dépression, alcoolisme ou obésité. Tout cela pour quelques euros et quelques minutes par jour.

LE LIVRE
LE LIVRE

The Notebook: A History of Thinking on Paper de Roland Allen, Profile Books, 2024

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