Publié dans le magazine Books n° 48, novembre 2013. Par Ethan Watters.
Pourquoi un Japonais et un Américain ne voient-ils pas la même chose quand ils regardent le même schéma ou la même scène ? Le cerveau humain n’est-il pas le même partout ? Et les expériences scientifiques ne sont-elles pas censées avoir démontré l’existence d’un universel psychologique et cognitif ? En fait d’universel, l’écrasante majorité de ces études ont été réalisées sur les seuls Occidentaux… Rencontre avec des jeunes chercheurs un brin bourlingueurs qui ont entrepris de mettre à bas des décennies de certitudes.
Au cours de l’été 1995, Joe Henrich, un jeune étudiant de deuxième cycle en anthropologie à l’université de Californie à Los Angeles, s’envola pour le Pérou. Il devait y réaliser une étude de terrain auprès des Matsigenka, un peuple indigène vivant au nord du Machu Picchu dans le Bassin amazonien. Par tradition, les Matsigenka pratiquent l’horticulture ; ils vivent dans de petits villages composés de familles étendues, chacune occupant une maison à toit de chaume. Ils se nourrissent de gibier local et des produits d’une agriculture rudimentaire. Ils échangent avec les groupes qui leur sont apparentés, mais rarement avec ceux de l’extérieur.
Ce cadre n’avait rien d’inhabituel pour un anthropologue, mais les recherches d’Henrich, elles, sortaient de l’ordinaire. Au lieu de pratiquer l’étude ethnographique traditionnelle, il avait décidé de mener une expérience comportementale mise au point par des économistes. Le jeune chercheur eut donc recours à un « jeu » – globalement conçu sur le modèle du célèbre dilemme du prisonnier – pour vérifier si des sociétés isolées partageaient les instincts fondamentaux de l’Occident sur le juste et l’injuste....