Aux sources de l’antisémitisme
Publié en juin 2024. Par Books.
Et si l’antisémitisme en Europe était aussi une affaire de fluides, de substances (et de gaz) corporels ? C’est ce qui ressort de la brillante étude consacrée par l’historien américain Ivan G. Marcus au traitement des juifs ashkénazes en Europe du Nord après la première croisade (1096–1099). De façon soudaine, après quelques siècles de coexistence pacifique et profitable (notamment sous Charlemagne), on s’est mis à accuser les juifs, devenus très nombreux, de tous les péchés d’Israël. Pourquoi être allé combattre les mécréants à Jérusalem et avoir laissé les meurtriers de Jésus-Christ prospérer tranquillement à domicile en Europe ? Non seulement la vieille imputation de déicide a commencé à être réitérée, mais on s’est mis à soupçonner les juifs de poursuivre leur penchant pour les rituels sanglants en sacrifiant des enfants chrétiens. Plusieurs affaires effroyables ont vu le jour, notamment à Lincoln, en Angleterre, où un juif a fini par avouer – sous la torture et moyennant de fausses promesses – avoir crucifié un jeune garçon, Hugues, et enfoui son cadavre sous des excréments. On a également émis d’autres accusations, regroupées sous la catégorie « blasphème de latrines » : les juifs profanent des hosties à l’aide de toutes les substances corporelles disponibles, ils propulsent leurs flatulences en direction de la croix du Christ, ils placent des statues de saints dans les lieux d’aisance, ils empoisonnent les puits avec leurs déjections… En fait, ces attaques extravagantes contre le « juif imaginaire » avaient souvent des visées financières, car elles permettaient d’expulser les juifs tout en s’emparant de leurs biens, comme l’a fait Philippe le Bel avec son très mal nommé « don de joyeux avènement ». Cependant, devant ce déferlement de haine, les juifs ne sont pas restés inertes. Bien au contraire, comme le montre Ivan G. Marcus, ils ont rétorqué par des profanations voire des provocations avérées qui ont bien sûr stimulé cet antisémitisme émergent (par exemple manger des hosties avec des versets de la Torah inscrits dessus). Cet antisémitisme-là est-il comparable à celui du XXe siècle ? Non, selon Hannah Arendt, « pour qui l’antisémitisme médiéval et l’antisémitisme actuel sont fondamentalement distincts en raison de la différence des contextes religieux », commente Christopher Akers dans The Spectator. Mais aujourd’hui, continue le journaliste, une certaine propagande antisémite en Grande-Bretagne n’accuse-t-elle pas encore les juifs d’assouvir leur goût atavique du sang en bombardant Gaza sans merci ? Un politicien anglais, Azhar Ali, ne va-t-il pas jusqu’à soutenir que les Israéliens auraient volontairement suscité la tragédie du 7 octobre afin d’éliminer un maximum de Palestiniens ? Et sur Internet ne trouve-t-on pas des gens pour propager la rumeur que les Israéliens profiteraient du massacre pour prélever les organes de leurs victimes ? Les circonstances changent, oui ; mais certaines thématiques antisémites semblent n’avoir guère évolué depuis le Moyen Âge.