L’horreur de la dette

La dette est le socle de la civilisation (ou de l’essor économique qui en a précipité le développement). Mais elle a bien mauvaise presse, et depuis toujours. Lorsqu’elle fait son apparition dans l’Histoire sur les tablettes sumériennes du troisième millénaire avant notre ère, en même temps que l’histoire écrite elle-même, elle est aussitôt synonyme de conflits et de tourments (créanciers saisissant les épouses du débiteur ou réduisant celui-ci en esclavage, cités obtenant des remboursements par la force…). Le premier texte juridique au monde, le code d’Hammourabi (1750 av. J.-C.), porte lui aussi largement sur des questions de dettes, de garantie, de taux d’usure (20 % pour les prêts d’argent, 33,1/3 % pour les céréales). Plus tard, la problématique de l’emprunt va susciter des progrès mathématiques, comme la découverte babylonienne de l’intérêt composé, mais aussi de puissantes spéculations philosophiques. Pour Platon, le prêt d’argent a le potentiel de saccager la société, en suscitant la révolte. Pour Aristote, c’est carrément un scandale : « le prêt à intérêt fait que l’argent se multiplie lui-même, et que les riches deviennent plus riches et les pauvres plus pauvres… L’argent ne devrait pas faire de petits-enfants. » Jugé « insensé » dans la Grèce antique, « impur » dans l’Europe chrétienne (et donc réservé aux juifs), le prêt à intérêt ne se développera qu’à coup de subterfuges. Dans la Bible, où « intérêt » se dit « neshek », le même mot que « morsure de serpent », on l’interdit entre juifs mais pas envers les étrangers. Sénèque, chantre de la vie simple et pauvre, le condamne vigoureusement mais le pratique en sous-main, et devient immensément riche ! Le christianisme tente de l’interdire aux chrétiens (pas aux juifs), mais en Italie « on contourne les vaines tentatives de l’Église médiévale en requalifiant l’intérêt en commissions moins offensantes d’aspect », écrit Jamie Martin dans la London Review of Books (idem aujourd’hui avec les subtiles contorsions de la finance islamique). La Réforme viendra réconcilier théologie et pratique, avec l’appui des penseurs de l’économie moderne qui postulent, contre Aristote, que l’argent n’est pas juste un outil d’échange mais aussi de stockage de la valeur-temps. L’usage du temps doit donc être rémunéré, mais à quel niveau ? « En gros, on a assisté à une baisse tendancielle des taux d’intérêt dans l’Histoire », écrit Jamie Martin. De 33,1/3 % à Babylone, le taux maximal est passé à 12 % dans la Rome impériale, 10 % dans l’Angleterre élisabéthaine, et 4 à 6 % au XVIIe siècle, puis 0 % (voire moins) il y a peu… Le niveau des taux impacte toute la vie économique, car il détermine les choix de consommation et surtout d’investissement. Est-ce donc au seul marché de le fixer ? Existe-t-il un taux d’intérêt naturel ? Les très bas taux sont-ils bénéfiques ou toxiques ? Depuis les millénaires qu’on en débat, la question n’est toujours pas près d’être réglée.

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The Price of Time: The Real Story of Interest de Edward Chancellor, Allen Lane, 2022

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