La newsroom, le nouvel atelier de la Renaissance journalistique ?
Publié en avril 2016. Par Nata Rampazzo.
Depuis quelques années, les médias cherchent à tâtons le modèle d’organisation idéal, qui résulterait du nouveau paradigme de l’information, l’avènement des réseaux sociaux en particulier et du web en général, et d’un modèle économique probant.
Ces derniers temps, les rédactions d’information n’ont qu’un mot à la bouche : le web first. Force est de constater que cette idéologie du web first est à l’origine de certains maux qui pénalisent actuellement la presse écrite.
On entend par web first la volonté de donner la suprématie à l’immédiat en matière d’informations, en fabriquant un continuum d’informations relayé online.
Or, on observe aujourd’hui que les journaux qui tirent le mieux leur épingle du jeu, sont ceux capables de prendre de la distance, d’offrir un regard décalé sur l’actualité, ce flux ininterrompu d’informations, pour lui redonner sens. C’est ce que d’aucuns appellent l’offre reading first (priorité au lecteur).
Ce constat a le mérite de nous forcer à reconsidérer ce qui est devenu le web first, nouveau mantra des rédactions.
Et d’abord si le web est first, quelle place a donc le print ? Comment penser le print et l’articuler dans la chaîne de production éditoriale d’aujourd’hui ?
Sachant que la majeure partie des médias généralistes est aux mains d’une dizaine de groupes appartenant à de riches industriels qui ont fait fortune dans des domaines bien éloignés de la presse (transports, bâtiment, luxe, télécommunications…). Et que ces mêmes grands groupes possèdent les 3 types d’espaces média : la radio pour l’annonce, la télé pour montrer et la presse pour expliquer.
C’est à toutes ces questions que je me propose de répondre fort d’une expérience acquise depuis 35 ans dans mon métier de designer de l’information.
Que se passe-t-il ?
Comme nous le pressentons tous, nous abordons une nouvelle ère.
Et même si, comme les précédentes, cette ère ne s’annonce pas, il nous faut bien accompagner le réel en marche.
L’automatisation de certaines tâches grâce aux Technologies numériques a accéléré le rythme du travail, entraînant mécaniquement la chute du coût unitaire de chaque intervention. Ce phénomène d’ubérisation des moyens de production de l’information a profondément bouleversé les métiers, les spécialisations et les mentalités. Inéluctablement, les rédactions, poussées par le « faire plus, plus vite, moins cher », ont abandonné une organisation verticale strictement hiérarchisée et cloisonnée avec une division du travail (journalistes, typographes, correcteurs, secrétaires de rédaction, compositeurs de pages, photograveurs, etc.) à un modèle plus horizontal, plus court, nécessairement nouveau et en évolution continue. Et aujourd’hui, on constate que de plus en plus de rédactions s’orientent vers des plateformes de production transversales et modulables.
Pourquoi changer ?
Les technologies numériques sont venues bouleverser le temps et l’espace de l’information et de la communication. Nous sommes face à la mise en place d’un modèle inédit où les dispositifs numériques ont fait exploser la chaîne de production classique et les modes de communication. Où les rythmes de lectures sont cadencés par de nouvelles narrations, une « écriture globale » qui a assimilé tous les nouveaux outils technologiques et qui se déploie dans un continuum médiatique.
Bien entendu, si le modèle économique de l’ancien monde s’effondre, cette nouvelle ère s’accompagne d’un coût humain, technique, social, financier… Néanmoins, nous ne pourrons faire l’économie de réinventer notre métier, celui de faire le récit de l’information.
L’enjeu est de créer des dispositifs narratifs qui intègrent ce monde de la complexité décrit par Edgar Morin. L’autre enjeu, qui découle du premier, est de contrer « l’infobésité », cet océan qui charrie chaque jour des multitudes d’informations, de messages, ce que l’on appelle communément aujourd’hui des contenus (pour les distinguer des contenants, ces tuyaux du web). Autant de signes que le lecteur doit gérer puis digérer. Cet enjeu, vital pour les médias, consiste à retrouver dans ce flux continu d’informations où la dramaturgie est abolie, une tension, pour capter l’attention. Concevoir un récit dans une stratégie de l’attention, c’est retrouver cette capacité de créer une attente, un désir du lecteur. Un art du récit à l’ère numérique sans laquelle aucun business model ne tient.
Le web first oblige à créer une « newsroom »
Si l’on prend le web comme unité de première mesure informationnelle. La chaîne éditoriale qui en découle est celle de type Web first. Elle oblige à repenser l’organisation traditionnelle et à revoir ses méthodes, mutualiser certaines productions de l’information et en développer d’autres. Certains se sont lancés dans l’expérience d’une newsroom, une rédaction unique mutualisant les contenus quel que soit le canal de sortie de l’information.
Or, travailler en newsroom ne s’improvise pas. Rien à voir avec une rédaction classique de journalistes où l’on compile talents et où chacun s’exprime dans sa spécialité. Il s'agit, en premier lieu, de réinventer les pratiques et les méthodes et de bousculer les mentalités fossilisées par un conformisme solidement ancré.
Les conditions de notre mutation
L’organisation en newsroom des rédactions permet aux journalistes, designers, secrétaires de rédaction, infographes, développeurs, fabricants d'images, etc. de travailler d’une façon paradoxale c’est-à-dire de savoir accueillir l’aléatoire tout en suscitant la désobéissance.
Autrement dit, travailler hors de la norme, de l’habitude et des règles traditionnelles. À la fois de manière très rapide et dans un même mouvement, de travailler en îlot-autonome mais relié, connecté en permanence avec les autres.
Une fois encore, maîtriser cette ingénierie indispensable ne s’improvise pas. L’un des antidotes à l’ubérisation de l’information tient dans une exigence accrue dans le recrutement des journalistes. Plus globalement, dans la régénération des pratiques journalistiques en privilégiant, dans ou hors newsroom, la rigueur, la qualité, la rapidité, la fiabilité. Autrement dit, former toujours et encore les professionnels de l’information et adapter les outils numériques de la presse aux exigences d’un journalisme irréprochable.
Un constat que les éditeurs, les financiers et leurs actionnaires doivent admettre et dont ils doivent tirer les conséquences : arrêter de croire que créer des postes de manutentionnaires du web recrutera des lecteurs durables pour la marque du journal.
Comment préserver la valeur de notre métier ?
D’abord en misant tout sur la valeur humaine. Cette valeur s’articule sur les compétences, le tout chevillé par une organisation de soft-pouvoir (la nouvelle économie parlerait de co-construction) où la hiérarchie a été éliminée pour mieux s’appuyer sur l’autonomie de chacun et la participation de tous. L’organisation spatiale même de la newsroom répond à cet impératif d’être au centre de l’écosystème en installant le bureau du leadership au centre.
Cette organisation se nourrit d’une formation professionnelle permanente in situ, régulière et continue, et acceptée comme étant inhérente à la pratique professionnelle. Les technologies numériques de l’information innovent tous les jours, d’où la nécessité d’immerger les journalistes dans un système modulaire ouvert, un bio-système de la curiosité ouvert à la complexité du monde.
Du point de vue des investisseurs, c’est une ligne de coût supplémentaire mais une dépense nécessaire pour tirer tout le parti du numérique, qui rend le monde de plus en plus accessible en devenant de plus en plus intelligent.
Recréer la richesse de création d’un atelier de la Renaissance
Dans les ateliers de la Renaissance régnaient l’interdisciplinarité, la créativité et l'inventivité, le droit à l’expérimentation et l’insoumission. Il s’agit de retrouver cet esprit de créativité. Les newsrooms qui ont réussi, comme celle du quotidien Aargauer Zeitung, un modèle du genre, ou celle de Die Welt qui se divise en deux espaces, la Mine (les journalistes qui écrivent le contenu) et la raffinerie (les journalistes qui adaptent le fond à la forme), se construisent jour après jour sur le principe du « content first », la priorité du contenu sur le contenant qui le diffuse.
À ce titre, au risque d’enfoncer une porte ouverte, l’espace sans limite du numérique permet au journaliste de s’exprimer sans contrainte de place. Or, on constate ici le renversement du paradigme pour des milliers de journalistes « dressés » par leur école de formation à adapter leur article au moule dans lequel ils écrivaient au caractère près. Il s’agit d’une véritable révolution culturelle pour des professionnels qui ont toujours réfléchi en fonction de la forme pour créer le fond.
L’ambition qui doit nous guider est de donner le meilleur service possible pour chaque lecteur. Là aussi, il est nécessaire de reconsidérer le lecteur. Il s’est transformé, ce lecteur, au contact des réseaux digitaux : il s’est approprié les identités multiples que lui permet le jeu des pseudos et des comptes personnels. Il est un et en même temps multiple, cumulant l’appartenance à de multiples communautés. Parisien, électeur de gauche, amateur de football, intéressé par l’actualité financière, etc. ; ou femme, habitant un village des Alpes, curieuse de recettes de cuisine, experte des questions de psy sur la question des ados, randonneuse, adepte de services collaboratifs, fan d’un groupe de hard rock, etc. Il faut pouvoir satisfaire ses multiples identités.
La fin du chef
Dans cette newsroom idéale, l’organisation du travail et les relations sociales sont bouleversées : à l’exception des cadres dirigeants qui fixent la stratégie, la hiérarchie verticale, on l’a dit, n’a plus sa place. Certes, il reste nécessaire de conserver une autorité de référence et un fédérateur de la responsabilité collective. Ce dernier est au centre de cette newsroom, plus exactement il travaille parmi sa rédaction. Non plus des petits chefs arrogants, assis dans des bocaux en verre, non plus des bureaucrates avec un « lapis » à l’oreille. Mais c’est la fin du management intermédiaire, des sous-directeurs et de ses adjoints, et celle des technocrates du métier qui supervisent sans faire, caractéristique notamment de la chaîne éditoriale jusqu’à aujourd’hui.
Dès lors, ce n’est plus la vision d’un seul ou d’une oligarchie parasitaire qui s’exerce dans ce nouvel espace transverse et modulaire, mais une production co-construite, embarquée par un leader aux côtés de ses équipes. Non plus des chefs qui regardent la cordée de la chaîne éditoriale de l’extérieur, mais des leaders cultivés et qui sont à la tête de la cordée.
Bien sûr, ceux qui maîtrisent l’ingénierie technologique ont toute leur place au cœur de la newsroom : le responsable de l’informatique éditoriale dans le cas d’un média, mais aussi chacun des acteurs a la sienne, fondée sur une co-exigence de responsabilité et d’innovation.
Quant au journaliste, il fera toujours des enquêtes, des reportages, il sera toujours le témoin de son temps… Il devient prescripteur pédagogue auprès de son lecteur, en partageant son travail sur des réseaux sociaux et des sites de recommandations, tout en s’en démarquant par son exigence de vérifier, d’authentifier, d’analyser, et d’anticiper. Il cherche la relation avec son lecteur.
Du point de vue de l’éditeur, l’objectif économique est que le média redevienne un objet incontournable pour le lecteur, où il doit trouver tous les types d’informations et de services. Pour cela, il doit y trouver ce qu’il cherche et surtout ce à quoi il ne s’attend pas. C’est cette surprise informative qui va se révéler indispensable à la satisfaction, au partage et partant à la fidélisation. Attention alors au recours marketing des traçages de navigation pour détecter des éventuels nouveaux intérêts du lecteur à suivre.
Ainsi, ce nouveau média-plateforme, fabriqué avec une logique de co-construction, partage le meilleur de ses contenus via les différents réseaux sociaux, se déploie via une myriade de passerelles et contribue jusqu’aux communautés de pensées.
En conclusion
La newsroom est la cheville ouvrière d’un nouveau contrat de lecture qui s’impose au-delà de toute charte ou feuille de route, à tous les membres de la rédaction et dans tous ses aspects : éditorial, fonctionnel, ergonomique, visuel, etc. La gouvernance d’une telle rédaction doit s’inspirer de l’art des maîtres d’atelier de la Renaissance dont la priorité était de stimuler la créativité de leurs équipes. En ce sens, la newsroom doit se penser comme une forme d’organisation du travail, au-delà du post-moderne : égalitaire, libérale-libertaire dans une recherche permanente de co-construction. Les privilèges, les terrains de compétence exclusifs n’y ont plus leur place. Reste, partagé par tous, l’exigence renouvelée et la certitude de construire un nouveau journalisme. Un « open journalisme » ?
Nata Rampazzo (Paris 2016)