1848, ces révolutions oubliées
Publié en mai 2024. Par Michel André.
Feux de paille ou événements décisifs ? Déclencheurs de transformations profondes ou témoins de ces transformations ? Les révolutions de 1848 ont bouleversé l’Europe avant d’être durement réprimées. Elles valent qu’on y revienne, pour mieux comprendre la marche de l’Histoire.
Durant toute l’année 1848 et une partie de 1849, l’Europe a été le théâtre d’une vague d’insurrections politiques et de révoltes sociales qui ont fait vaciller les régimes en place. Parce que ces épisodes forment un ensemble confus et complexe et se sont terminés par une répression très dure et l’écrasement des insurgés, il est courant de ne considérer ces événements que comme une révolution ratée. Dans son magistral nouvel ouvrage, l’historien Christopher Clark s’emploie à corriger cette vision réductrice : par sa dimension paneuropéenne, la révolution de 1848 a constitué un phénomène sans précédent, qui demeure unique dans l’histoire du continent.
Certes, les protagonistes de ces soulèvements n’ont que très partiellement atteint leurs objectifs, qui étaient d’ailleurs variés et souvent contradictoires. Mais il ne faut pas pour autant sous-estimer l’importance de cette séquence historique. Celle-ci, suggère Clark en usant d’une métaphore basée sur la physique des particules, a joué le rôle d’une « chambre de collision au cœur du XIXe siècle » : des courants d’idées politiques encore en formation – le radicalisme, le socialisme, le libéralisme, le nationalisme, le conservatisme – s’y sont brutalement heurtés, engendrant par leur fusion ou leur fragmentation des configurations nouvelles. Avec le choc des révolutions, puis de la contre-révolution qui a suivi, une page de l’histoire européenne s’est tournée. Le chemin vers la création de nouveaux États, dont l’Allemagne et l’Italie, était tracé. Les monarchies d’ancien régime sont devenues des figures du passé. En association avec le plein développement de l’économie moderne, une société nouvelle s’est mise en place, dominée par les idées libérales et caractérisée par des régimes d’assemblée et le rôle des administrations.
Le contexte politique dans lequel les révolutions éclatèrent est celui du « concert européen », le système d’alliance entre les grands États européens mis en place au congrès de Vienne après la défaite de la France napoléonienne, pour prévenir de nouveaux conflits et le retour d’épisodes terrifiants comme celui de la Révolution française. Le contexte économique et social est celui de l’essor du capitalisme avec, au nombre de ses conséquences les plus déplorables, la concentration dans les grandes villes d’un prolétariat misérable vivant dans des conditions sordides, que Clark décrit de manière poignante. Si le paupérisme des masses et le mécontentement populaire ont fourni du combustible aux révoltes, précise-t-il, ils n’en ont cependant pas été la cause première, qu’il faut plutôt chercher du côté de la diffusion, dans les classes moyennes, des revendications en matière de libertés publiques, de liberté économique et d’indépendance des peuples.
Les premières étincelles de révolte jaillirent en Suisse (loin d’être alors un pays paisible et pacifique) dans l’hiver 1847-1848 à l’occasion d’une guerre entre cantons libéraux et conservateurs, ainsi qu’en Sicile, en février 1848, sous la forme d’une rébellion contre la monarchie des Bourbons. Quelques jours plus tard, les premières barricades étaient dressées à Paris. Avant la fin du mois, après de sanglantes émeutes, le roi Louis-Philippe abdiquait et la IIe République était proclamée. En quelques jours, le feu ainsi allumé à Paris se propageait à Berlin, Vienne, Milan, Prague, Budapest, Copenhague et Bucarest, avec des conséquences comparables : fuite du gouvernement, abandon de la capitale par l’armée, création d’assemblées législatives, établissement de constitutions, adoption de réformes libérales.
Ce « printemps des peuples » fut suivi par un été tendu et conflictuel avec l’approfondissement de la fracture entre, d’un côté, les radicaux et les socialistes, partisans du suffrage universel, voire de l’appropriation des usines par des conseils ouvriers, de l’autre les libéraux, attachés aux droits de propriété et au vote censitaire. Mais l’automne vit le triomphe de la contre-révolution : reprise du contrôle par l’armée, dissolution des assemblées, arrestation et exécution des insurgés. Elle fut accompagnée, notamment dans le sud de l’Allemagne et à Rome, par une seconde vague d’insurrections menées par des groupes de radicaux et de démocrates, qui ne furent matées qu’au milieu de 1849.
Christopher Clark n’est pas le premier à souligner le caractère européen des révolutions de 1848. D’autres, notamment l’historien allemand Dieter Langewiesche, l’avaient déjà fait. Mais personne avant lui n’avait aussi brillamment mis en lumière à quel point cette dimension était fondamentale. Les feux de la révolte se sont communiqués d’une capitale à l’autre par un effet de contagion, et les révolutionnaires éprouvaient un très fort sentiment de solidarité par-delà les frontières. Des volontaires ont d’ailleurs été se battre dans d’autres pays que le leur. De même, dans une logique d’échanges de services, les forces à l’œuvre dans la contre-révolution étaient fréquemment étrangères : ce sont des troupes françaises qui ont mis à bas la République de Rome, des soldats prussiens qui ont jugulé celle proclamée dans le grand-duché de Bade, et si l’empereur François-Joseph d’Autriche parvint à gagner la guerre d’indépendance menée par la Hongrie, c’est grâce à l’aide de troupes russes. En matière de collaboration internationale, les contre-révolutionnaires étaient plus puissants et organisés que les révolutionnaires. Le nationalisme, objectera-t-on, n’était-il pourtant pas présent au cœur des révolutions de 1848 ? Assurément répond Clark, et plus particulièrement dans certains pays, mais c’était précisément là une caractéristique partagée à l’échelle européenne et les différents nationalismes s’enrichissaient les uns les autres.
On a justement souligné, au-delà de l’érudition hors du commun dont il témoigne, la très grande qualité littéraire et dramatique du livre. Constellé de descriptions saisissantes des combats dans les rues et sur les barricades, des débats dans les assemblées et des massacres de masse, le récit des événements, qui ont souvent lieu simultanément, est à la fois très clair, extraordinairement précis, constamment vivant et passionnant. Il est émaillé de portraits de figures célèbres ou moins connues : des personnages ayant servi d’inspirateurs aux révolutionnaires comme le socialiste français Louis Blanqui ou l’austère patriote italien Giuseppe Mazzini, des acteurs-clés comme Robert Blum (un des héros du livre), fils de tisserand devenu député au Parlement de Francfort, charismatique orateur fusillé par les Autrichiens alors qu’il prêtait main-forte aux insurgés viennois ; du côté du pouvoir, François Guizot, l’intellectuel et homme politique libéral qui fut le dernier Premier ministre de Louis-Philippe avant que celui-ci ne fût renversé, et Metternich, brillant diplomate, pragmatique en politique étrangère mais rigide défenseur de l’ordre établi sur le plan intérieur. Clark, qui consacre plusieurs pages aux revendications en matière d’égalité et de droits des femmes formulées dans les années ayant précédé la révolution, ainsi qu’à la présence des femmes sur les barricades, évoque aussi les figures de plusieurs d’entre elles qui ont laissé des récits des événements particulièrement perspicaces et instructifs : la journaliste américaine Margaret Fuller, Marie d’Agoult, femme de lettres française et maîtresse de Franz Liszt, et la princesse italienne Cristina di Belgioioso, qu’il présente comme une « George Sand italienne ».
Karl Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte et Alexis de Tocqueville dans ses Souvenirs qualifient tous les deux la révolution de 1848 d’imitation de celle de 1789. En France, mais aussi ailleurs en Europe, le souvenir de la Révolution française hantait de fait les révolutionnaires, pour qui elle était clairement un modèle et une source d’inspiration. La raison pour laquelle il est tentant de ne voir dans la révolution de 1848 qu’une parodie (un retour « en farce », selon le mot de Marx) est qu’elle a échoué dans ses objectifs. Considérer la question de cette manière, selon Clark, n’a pas de sens. L’important est de déterminer si cet événement a eu un impact. Sa thèse est qu’il en a eu effectivement un, et qu’il est considérable. Certes, une fois le tumulte calmé, abandonnant leurs éphémères alliés démocrates, les libéraux se sont de plus en plus souvent associés aux conservateurs. Ni eux ni les radicaux, concentrés sur les besoins des habitants des villes, ne se sont jamais réellement intéressés à la société rurale qui représentait à cette époque la plus grande partie de la population. Elle le leur a d’ailleurs fait sentir en soutenant la contre-révolution. Et la question sociale est largement restée non résolue. Mais les événements de 1848, en forçant les régimes en place à se moderniser, ont conduit à une transformation profonde de la vie politique en Europe. Ils ont suscité le développement à grande échelle d’un système fondé sur les composantes fondamentales des démocraties modernes : des constitutions, des parlements, des élections, des partis. Et cette transformation par l’intermédiaire de la mise en place d’une structure de gouvernement de caractère technocratique a rendu possible une amélioration spectaculaire du fonctionnement des États, soutient Clark, ainsi que des conditions matérielles de la vie collective grâce aux grands travaux de rénovation urbaine et au développement des chemins de fer. De sensibilité social-démocrate, Christopher Clark ne résiste pas à la tentation de poser au sujet des révolutions de 1848 la question suivante : que se serait-il passé si libéraux et radicaux avaient réussi à s’entendre ? Mais on pourrait aussi s’interroger sur ce qui se serait passé si ces événements n’avaient tout simplement pas eu lieu. Les sociétés européennes n’auraient-elles pas de toute manière évolué dans une direction très semblable ? Clark compare les révolutions de 1848 aux révoltes du « Printemps arabe » qui étaient, comme elles, à la fois géographiquement dispersées et, bien qu’enracinées localement, liées les unes aux autres. Une autre comparaison vient à l’esprit, appelée par une de ses observations : parmi les artisans des réformes qui ont produit en Europe l’État libéral moderne, beaucoup étaient d’anciens révolutionnaires de 1848. On ne peut s’empêcher de songer aux événements de 1968, pas du tout sanglants, ceux-là, et bien plus susceptibles d’être légitimement qualifiés de parodie théâtrale d’une vraie révolution, dont on a dit à la fois qu’ils n’étaient (comme on l’a dit des révoltes de 1848) qu’une « révolution d’intellectuels » et qu’ils avaient complètement changé la société, pour le meilleur se réjouissent certains, pour le pire déplorent d’autres, pointant la manière dont ils ont aidé à l’avènement d’une forme paroxystique de société marchande. Ici aussi, on peut se demander dans quelle mesure ces transformations n’auraient pas eu lieu de toute façon. On peut même aller plus loin : les révolutions ne sont-elles pas autant le produit des changements sociaux qui leur sont associés que leur cause ? Le capitalisme, dirait un marxiste, engendre les révolutions dont il a besoin.