500 ans d’Empire romain

L’Empire romain d’Occident a duré cinq siècles. Pour l’historien italien Santo Mazzarino, contrairement à ce que l’on a longtemps pensé, les deux derniers siècles sont aussi intéressants que les trois premiers.


Augustus Prima Porta, représentant le premier empereur romain.

L’Empire romain ne fut pas le plus vaste de l’Histoire : les empires mongol, britannique et espagnol couvraient un territoire plus étendu. Il ne fut pas non plus celui qui dura le plus longtemps : à l’exception de quelques courtes périodes, la Chine vécut sous un régime impérial durant plus de deux millénaires, soit quatre fois davantage. Mais il occupe dans notre imagination une place très particulière, pour des raisons aisément compréhensibles. Plus qu’un ensemble de terres, l’Empire romain était un monde en soi. Nos institutions politiques et le droit tel que nous le connaissons sont nés sur les bords du Tibre. Si l’héritage intellectuel et artistique de la Grèce antique est parvenu jusqu’à nous, et si le christianisme, apparu au Moyen-Orient, s’est diffusé en Europe, c’est du fait de la conquête et de la colonisation par Rome de l’ensemble du bassin méditerranéen et d’une grande partie du Vieux Continent. L’étude du latin et des lettres latines a constitué durant des siècles une des deux principales composantes de l’enseignement des humanités. La littérature et le cinéma nous ont familiarisés avec quelques figures célèbres d’empereurs (Néron, Caligula, Hadrien) telles que les historiens latins (Tacite, Suétone, Dion Cassius) nous les ont fait connaître, ainsi qu’avec certains aspects de la vie romaine à cette époque, comme les jeux du cirque. Et l’effondrement, au bout de cinq siècles, d’une puissance qui dominait toute une région du monde n’a cessé de frapper les esprits au point de fournir, à tort ou à raison, une espèce de paradigme pour les phénomènes de fin de civilisation et de décadence.


L’Empire romain est né en 27 av. J.-C. avec l’accession à la fonction et au titre d’empereur, sous le nom d’Auguste, d’Octave, fils adoptif du dictateur Jules César, après l’assassinat de celui-ci et la guerre civile qui s’ensuivit. Il a formellement cessé d’exister, dit-on généralement, en 476 apr. J.-C., avec la déposition du dernier empereur romain d’Occident, Romulus Augustule, par Odoacre, général romain d’origine germanique. L’Empire survécut en Orient jusqu’en 1453, date de la prise de Constantinople par les Turcs, sous la forme réduite de ce qu’on appela par après l’Empire byzantin. Dans L’Impero romano, ouvrage initialement paru en 1956 et aujourd’hui réédité, Santo Mazzarino raconte l’histoire de l’Empire romain de sa naissance à la dissolution de sa partie occidentale. 


Santo Mazzarino, né en 1916 à Catane, en Sicile, fut un des grands historiens de l’Antiquité du XXe siècle. Son œuvre abondante et variée se situe dans le prolongement de la tradition des historiens et théoriciens de l’histoire allemands Jacob Burckhardt et Theodor Mommsen, dont il se voulait l’héritier. Burckhardt avait une vision romantique, tragique et pessimiste de l’Histoire, Mommsen une vision scientifique, positive et optimiste. Les deux se combinent et se compensent mutuellement chez Mazzarino.


L’Impero romano se veut un livre de synthèse à destination des étudiants et des chercheurs. Chacune des cinq parties est ainsi suivie d’une section de notes explicatives de plusieurs dizaines de pages intitulée « Bibliographie et problèmes ». L’ouvrage couvre de manière à peu près égale le « Haut-Empire » et le « Bas-Empire », période qu’on fait généralement commencer avec le début du règne de Dioclétien, à la fin du IIIsiècle apr. J.-C. Au moment où le livre est paru, l’intérêt pour les derniers siècles de l’histoire de l’Empire était beaucoup moins prononcé qu’aujourd’hui. Avec le Français Henri-Irénée Marrou, Mazzarino fut un des premiers historiens à considérer cette période complexe et assez confuse comme aussi riche et digne d’attention que la précédente. En la réhabilitant, il ouvrait la voie sans le vouloir à tout un courant historiographique contemporain, dont l’Irlandais Peter Brown est un des plus brillants représentants, qui ira beaucoup plus loin dans cette direction : en identifiant sous le nom d’« Antiquité tardive » une période homogène allant du IIIsiècle au VIe, voire au VIIe et au VIIIe siècle, les tenants de cette école tendent à escamoter la rupture représentée par la chute de l’Empire romain d’Occident et à placer le passage de la fin de l’Antiquité au début du Moyen Âge sous le signe de la continuité plutôt que de la discontinuité. 


Une autre particularité du livre est l’accent mis sur certains aspects de la vie de l’Empire. Le fil conducteur de l’exposé est fourni par la succession des grandes dynasties d’empereurs : les Julio-Claudiens, les Flaviens, les Antonins, les Sévères, les Constantiniens, etc. À côté des développements politiques et des péripéties politiciennes, Mazzarino met l’accent sur deux éléments auxquels sa formation catholique et sa proximité de jeunesse avec les idées marxistes et communistes le rendaient particulièrement sensible : d’une part la religion dans sa dimension à la fois spirituelle, sociale et culturelle, d’autre part l’économie, notamment l’économie monétaire. On trouvera ainsi dans les pages consacrées aux règnes de Caligula, Claude et Néron une analyse des effets corrosifs, sur l’esprit de la cité antique païenne, de ce qu’il appelle la « révolution spirituelle » du christianisme apportée à Rome par l’enseignement de saint Paul, qui conduisait à mettre en cause le culte des dieux et celui de l’empereur. Des réflexions, aussi, sur le choix fait par Constantin de fonder le système monétaire de Rome sur l’or, « révolution monétaire » aux conséquences aussi importantes pour l’avenir que celle qu’il opéra en convertissant l’Empire au christianisme, parce qu’elle se traduisit par un enrichissement de l’élite dirigeante et un appauvrissement des commerçants, qui utilisaient la monnaie de cuivre ou de bronze.


Ces deux aspects se retrouvent liés dans l’analyse qu’il fait de la chute de l’Empire au Ve siècle et de la fin du monde antique, événement ou processus sur la nature et les causes duquel on ne cesse de s’interroger depuis des siècles. À l’instar des Anciens eux-mêmes, Machiavel avançait une explication de nature morale, l’érosion de la force de caractère des Romains, la virtú, sous l’effet de l’abondance des richesses. Dans le même esprit, Montesquieu mettait en cause la perte du sens civique provoquée par les bénéfices matériels des conquêtes. Pétri de l’esprit des Lumières, Gibbon identifiait notoirement, au milieu d’autres causes, l’essor du christianisme comme le principal agent de la chute de Rome. Au total, plusieurs centaines d’explications ont été proposées qui mettent en avant des facteurs internes ou externes de caractère politique, démographique, économique, psychologique ou physique dont les effets se sont en réalité certainement combinés. Elles vont de la « barbarisation » des armées à la chute de la natalité en passant par le déclin des cités, la corruption de l’administration, les effets du saturnisme causé par l’utilisation de conduites d’eau en plomb ainsi que les épidémies de peste et les sécheresses liées à un changement du climat (thèse défendue récemment par Kyle Harper). Souvent, des idées anciennes réapparaissent sous des formes plus élaborées. Dans le schéma explicatif proposé par Peter Heather et d’autres, si les tribus germaniques se sont infiltrées et établies sur le territoire romain, c’est qu’elles étaient poussées par la migration vers l’Ouest des Huns d’Asie centrale.    


Parce que « l’histoire préfère le récit à la théorie, la reconstruction concrète à l’hypothèse métaphysique », Mazzarino ne prétend pas fournir l’ultime explication. Il suggère tout de même un scénario privilégiant les facteurs internes, fondé sur le jeu de ceux qu’il a mis en avant tout au long de son récit : « La crise de l’unité impériale est […] une crise culturelle (religieuse) et économique. Elle se caractérise par un double phénomène apparemment contradictoire mais en réalité très cohérent : d’un côté la création, par Constantin, d’une société pyramidale où les pauvres se trouvent écrasés ; de l’autre la pénétration [dans la culture Gréco-romaine] de cultures populaires et régionales appelées par la participation [des masses] à la vie spirituelle du christianisme. » S’y ajoutent les effets destructeurs de la tension entre une productivité déclinante et le maintien à coût élevé d’une forte centralisation administrative et militaire. L’Impero romano est un livre d’histoire savante. L’historiographie (l’exposé des sources, la discussion des travaux des autres historiens) y occupe une place considérable. Dans ce genre particulier, c’est un monument. Assis sur une érudition impressionnante (il semble avoir lu tout ce qui s’est écrit sur l’Antiquité), Santo Mazzarino brosse de son sujet un puissant tableau. L’ouvrage intéressera pourtant avant tout les spécialistes. Il contient très peu de ce qui fait le charme des meilleurs livres d’histoire populaire de haut niveau sur la Rome antique, comme ceux de Mary Beard : descriptions du cadre de vie et de l’existence quotidienne des Romains (l’habillement, la nourriture, les spectacles de combats de gladiateurs), anecdotes savoureuses sur les empereurs, rapprochements plus ou moins pertinents avec l’époque contemporaine. L’Impero romano est essentiellement un livre d’idées, et le plaisir qu’on tire de sa lecture est de nature intellectuelle. On n’oubliera par ailleurs pas que si des livres d’histoire destinés au grand public peuvent être rédigés, c’est grâce au travail de savants comme Mazzarino et à l’existence d’ouvrages comme les siens, témoins d’une époque où les résultats des recherches historiques se transmettaient, autant que par l’intermédiaire d’articles dans les revues spécialisées, sous la forme de livres qui sont aujourd’hui des classiques. 

LE LIVRE
LE LIVRE

L’Impero romano de Santo Mazzarino, Laterza, 2024

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