Vatican, nid d’espions
Publié le 3 novembre 2015. Par La rédaction de Books.
Espionnage, fuites d’informations, banque louche, arrestations… Tous les éléments sont réunis pour un nouveau James Bond. A ceci près que les faits se passent au Vatican. Le Saint-Siège est secoué par un nouveau scandale et ses finances sont au cœur de la tempête. L’argent, à tous les niveaux de l’Eglise, ne sert pas forcément les fins charitables qu’imaginent les fidèles, rappelle John Plender dans cet article du Times Literary Supplement, traduit par Books en mai dernier.
Les finances de l’Église romaine sont notoirement opaques, mais une chose au moins est sûre : sa capacité à utiliser à des fins charitables les importantes contributions de ses fidèles a été sérieusement mise à mal par les énormes indemnités versées aux victimes d’abus sexuels commis par le clergé. Pour les seuls États-Unis, la note approche les 2 milliards de dollars. Ce scandale, qui a sérieusement ébranlé la crédibilité des Églises américaine et irlandaise, a provoqué ailleurs un embarras considérable. Il a aussi mis en lumière le manque de transparence et de responsabilité dont l’Église a fait preuve dans sa gestion des dons de 1,2 milliard de catholiques.
Le réquisitoire que dresse Jason Berry en étudiant l’impact financier de cette crise, principalement aux États-Unis, n’est pas reluisant. Il entame son enquête à Boston, où l’ancien archevêque, le cardinal Bernard Law, et une poignée d’évêques auxiliaires n’ont rien fait pour sanctionner les hommes qui avaient agressé sexuellement des enfants, tout en obtenant le silence des victimes par des règlements à l’amiable. Les prêtres prédateurs ont bénéficié d’un suivi psychiatrique puis ont été affectés à de nouvelles fonctions, au contact d’autres victimes potentielles. Quand les détails ont été finalement rendus publics en 2002 grâce au Boston Globe, le pape Jean-Paul II s’est senti obligé de présenter ses excuses mais exonéra l’épiscopat, déclarant qu’un « manque général de connaissances, et parfois aussi le conseil d’experts médicaux, [avaient] conduit les évêques à prendre [de mauvaises] décisions » – une façon pour le moins indélicate de rejeter la faute sur d’autres. Le pape a aussi refusé de donner suite à une requête d’évêques américains demandant la permission de démettre les prêtres coupables d’agressions sexuelles caractérisées. Quand le cardinal Law a enfin quitté l’archevêché, on lui a confié une confortable charge ecclésiastique. (1)
Dean O’Malley, le successeur de Law, a ensuite entrepris de vendre des biens de l’Église et de fermer des paroisses, avec l’aide de son vicaire général, Richard Lennon. Un plan aussi mal conçu qu’exécuté. La décision a entraîné un mouvement de résistance des fidèles. Des paroissiens en colère se sont mis à occuper les églises promises à la fermeture, dont un grand nombre étaient financièrement à l’équilibre. À Boston, O’Malley refusa d’appeler la police pour les expulser. Il en alla différemment ailleurs. Devenu évêque de Cleveland (Ohio), diocèse hanté par un scandale financier sous son prédécesseur, Richard Lennon a dû se faire escorter par la police pour dire les dernières messes dans les églises qui fermaient. Entre-temps, les paroissiens en colère de Boston en avaient appelé à Rome, où leur dossier se perdit dans le dédale du droit canon.
Des histoires de ce type se sont répétées, avec des variantes, un peu partout aux États-Unis, certains diocèses cherchant à se protéger de leurs créditeurs en se déclarant en faillite. Ailleurs, notamment à Boston, les dons des paroissiens destinés aux fonds de pension du clergé furent utilisés pour couvrir le coût des règlements à l’amiable, laissant les fonds en question lourdement déficitaires. Les fidèles n’en ont pas été informés.
Ce manque de transparence vient de ce que les évêques de l’Église catholique jouissent d’un pouvoir considérable sans être tenus de rendre des comptes, en particulier sur les questions financières. Les fonds qui leur parviennent des paroisses ne sont pas contrôlés. Les informations que doivent communiquer les diocèses sur leurs finances sont réduites au minimum. L’attitude de la hiérarchie catholique à l’égard des laïcs se résume à l’adage : paie, prie, obéis. Vis-à-vis du Saint-Siège, l’obligation de rendre des comptes est rudimentaire : une déclaration financière quinquennale, non auditée.
La banque du Vatican, un paradis fiscal
Certaines des plus grosses sommes injectées dans le système viennent du denier de Saint-Pierre. Celui-ci est alimenté par les paroisses du monde développé ; officiellement, ce fonds est utilisé par le pape pour aider les plus pauvres. En pratique, il sert à tout autre chose. Notamment à colmater les déficits d’exploitation et compenser les pertes dues aux bourdes du Saint-Siège. Par exemple l’implication de la banque du Vatican dans la faillite de la banque Ambrosiano dans les années 1980. (2) Le livre compte peu de révélations sur la manière dont le Saint-Siège utilise les oboles, qui se sont élevées à 82,5 millions de dollars en 2009. Jason Berry qualifie à juste titre de trou noir la banque du Vatican ; celle-ci, impliquée dans le blanchiment d’argent de la mafia à l’époque du scandale Ambrosiano, n’apparaît nulle part dans les documents financiers publics du Saint-Siège. L’établissement reste une institution controversée, un paradis fiscal qui a de nouveau attiré l’attention des autorités italiennes en 2010 pour des entorses supposées aux lois sur le blanchiment.
L’étendue des opérations en liquide est l’un des traits curieux du fonctionnement économique de la hiérarchie catholique : des enveloppes pleines de billets changent constamment de mains. Cela peut aller jusqu’au sommet. Selon George Weigel, le biographe de Jean-Paul II, cité par Berry (3), il n’était pas rare que la banque du Vatican reçoive le matin un coup de fil de l’appartement pontifical, disant que le pape avait besoin avant midi d’un certain nombre d’enveloppes contenant 20 000 ou 30 000 dollars – autant de dons destinés aux évêques d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie. Ou, pour le dire moins gentiment, peut-être des fonds secrets personnels laissés à leur bon vouloir. Parfois, l’échange se faisait en sens inverse. Les fidèles laïcs assez chanceux (et riches) pour assister à la messe privée quotidienne de Jean-Paul II laissaient souvent des milliers de dollars en espèces à un fonctionnaire du Vatican. On ne peut que se demander comment ces sommes apparaissaient dans les comptes.
Certaines des allégations les plus accablantes du livre concernent la façon dont la culture du Vatican a engendré des transactions plus sinistres à mesure que s’accélérait la vente à prix sacrifiés des biens de l’Église. Un personnage important du drame fut le cardinal Angelo Sodano, l’ancien secrétaire d’État du Vatican, qui dirigeait le Saint-Siège. Sodano, ouvertement hostile aux idéologies de gauche et, comme Jean-Paul II, adversaire acharné de la théologie de la libération, avait été nonce du pape au Chili, où il s’était lié d’amitié avec la famille de Pinochet et avait publiquement soutenu la dictature. Ce cardinal membre de la curie était un intime de Marcial Maciel Degollado, le charismatique fondateur mexicain de l’ordre de la Légion du Christ. Maciel, qui s’était révélé un pédophile en série et le père de quatre enfants de deux femmes différentes, était soutenu avec enthousiasme par Jean-Paul II. Ce dernier voyait dans son catholicisme conservateur un contrepoids précieux à la théologie de la libération.
Maciel, brillant collecteur de fonds auprès des riches Latino-Américains, chercha à s’assurer des soutiens supplémentaires au Vatican en distribuant des enveloppes pleines de billets et des cadeaux somptueux. Quand Sodano fut nommé cardinal, la Légion du Christ de Maciel finança une fête pour deux cents membres de la famille. Tout aussi important, le cardinal usa de son pouvoir pour aider son neveu Andrea Sodano, vice-président du groupe Follieri, qui entreprit d’acheter des biens de l’Église au rabais. Le cardinal accueillit les invités à la fête de lancement de la filiale américaine de Follieri, tandis que Raffaello Follieri, le P-DG haut en couleur dont la petite amie était l’actrice vedette Anne Hathaway, usait de ses liens avec le Vatican pour lever de l’argent auprès d’investisseurs. Follieri fut de surcroît épaulé par un fonctionnaire du Vatican qui avait accès à tous les documents sur le patrimoine des diocèses du monde entier.
Quand Follieri connut des difficultés et que ses financiers soupçonnèrent l’entreprise de malversations, une enquête du FBI établit qu’Andrea Soldano avait reçu 800 000 dollars de sa société pour de faux rapports d’ingénierie. De grosses sommes avaient aussi été versées à des fonctionnaires du Vatican en échange d’informations sur les ventes de biens. On ignore ce qu’ils en ont fait. Le FBI pensa, à juste titre, que les poursuivre serait une perte de temps, mais un agent les a qualifiés devant Berry de « complices d’association de malfaiteurs susceptibles d’être mis en examen ». Follieri a été condamné à cinquante-quatre mois de prison pour escroquerie, blanchiment d’argent et association de malfaiteurs. Le cardinal n’a jamais expliqué son rôle dans cette affaire nauséabonde et n’a jamais révélé publiquement sa version de l’histoire.
En filigrane, le fait que l’Église catholique, la plus grande institution du monde, souffre d’un système de gouvernance fondamentalement vicié. Certes, cette difficulté n’est pas propre au catholicisme. Nombre de ceux qui optent pour une carrière leur permettant de fuir les biens temporels ne s’intéressent pas à l’argent, on peut le comprendre, et ne supportent pas l’idée que l’activité sacerdotale soit soumise au type de contrôle interne jugé normal dans les entreprises. Les évêques catholiques se considèrent, quant à eux, comme les successeurs spirituels des apôtres. Pour certains, à en juger par leur comportement envers les prêtres prédateurs, cette succession apostolique est un laissez-passer qui les place au-dessus des lois et leur permet de ne rendre des comptes qu’après la mort, ce qui n’est pas une grande consolation pour les victimes d’agressions sexuelles.
L’accent mis sur la succession apostolique explique peut-être aussi pourquoi la hiérarchie du Vatican s’est montrée si clémente envers les cardinaux et les évêques qui ont contribué à étouffer les affaires. Le livre de Berry montre clairement que, dans l’Église catholique, faillir à ses devoirs est constamment récompensé. Dans un cas particulièrement confondant, le cardinal François George de Chicago, trois ans après l’adoption par l’Église américaine d’une charte de protection de la jeunesse, a réintégré dans son ministère un prêtre accusé de pédophilie, malgré les mises en garde de son comité consultatif. Le prêtre récidiva, alla en prison, et l’archidiocèse dut banquer pour indemniser les victimes. Le cardinal George fut élu dans la foulée président de la Conférence américaine des évêques catholiques.
Dans toute entreprise, l’exemple donné au sommet est essentiel pour généraliser les comportements éthiques. Il en va sûrement de même pour toute institution religieuse. Et la question doit être posée : comment des hommes de la trempe de Benoît XVI et de Jean-Paul II ont-ils pu montrer un tel manque d’autorité et une telle faiblesse morale dans leur gestion du scandale des abus sexuels ? En tant que préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, le futur Benoît XVI mit longtemps à réagir. Traitant brutalement certains théologiens catholiques en froid avec l’orthodoxie, il rechigna pourtant à punir cardinaux et évêques impliqués dans les scandales. En témoigne son refus d’accepter la démission offerte par deux prélats irlandais coupables d’avoir protégé des prédateurs. Pour ce qui est de Jean-Paul II, Berry évoque à juste titre la manière « surréaliste » dont il s’est « dissocié » de la crise et son apparente indifférence à l’égard des victimes traumatisées. Il n’existe peut-être pas de réponse pleinement satisfaisante à cette question fondamentale, mais l’effet corrupteur de l’exercice du pouvoir sans obligation de rendre des comptes, dans un système de gouvernance viciée, joue certainement un rôle important. Surtout quand la mort est la seule forme de gestion de la succession pour l’homme au sommet, comme c’était le cas dans la vieille Union soviétique.
Jason Berry, qui s’accroche malgré tout à sa foi catholique, propose un récit fascinant et, pour l’essentiel, convaincant. Il relève les mesures prises par les évêques américains pour améliorer la protection des enfants. Cela dit, il ne fournit pas de preuve réelle de ce qu’il appelle l’expansion d’une culture gay dans les séminaires. Il n’étaie pas non plus l’affirmation selon laquelle, dans certains diocèses américains, les prêtres qui n’appartiennent pas à cette culture sexuelle ne sont pas promus. Il ne mentionne pas davantage le rapport commandé par les évêques américains au John Jay College of Criminal Justice, qui n’a pas établi de relation de causalité entre le célibat et les abus sexuels. Ce rapport soutient que le problème est né en partie de l’essor général de la liberté sexuelle dans les années 1960 et 1970. La conclusion implicite (nous ne devons pas attendre mieux du clergé que du reste de la population en fait d’exemplarité morale) a conduit des critiques à appeler cela « l’explication Woodstock ». Le rapport fournit aussi des indices statistiques d’une diminution substantielle du nombre d’agressions sexuelles. Mais le rapport d’un jury d’accusation à Philadelphie en 2011 a suggéré que des prêtres prédateurs sont peut-être toujours en activité dans des paroisses où ils bénéficient d’un libre accès aux jeunes.
Seul le temps dira ce qu’il en est, concernant la fréquence des abus sexuels. Mais il ne fait aucun doute qu’une organisation dont la gouvernance est si complètement dépourvue de garde-fous donnera inévitablement prise à d’autres scandales, notamment en matière d’argent. (4) C’est une perspective déprimante pour les catholiques ordinaires, singulièrement mal servis par leur hiérarchie dans cette saga sordide.
Cet article est paru dans le Times Literary Supplement le 4 avril 2012. Il a été traduit par Olivier Postel-Vinay.
Notes
1| Jean-Paul II l’a nommé archiprêtre, en charge de la basilique Sainte-Marie-Majeure. Resté cardinal, il a participé au conclave
de 2005 qui a élu Benoît XVI.
2| L’Institut pour les œuvres de religion, ou « banque du Vatican », était le premier actionnaire de cette banque, dont la faillite retentissante était liée à des malversations en chaîne orchestrées par son directeur Roberto Calvi, lié à la mafia et membre de la fameuse loge P2.
3| Jean-Paul II, témoin de l’espérance, Lattès, 2005.
4| La banque du Vatican ayant été convaincue d’avoir à nouveau contourné les règles du blanchiment, son directeur, Ettore Gotti Tedeschi,
a été limogé en juin 2012.