Art

Les vraies-fausses gargouilles de Notre-Dame

C’est un chef-d’œuvre de l’art médiéval, bien sûr. Mais surtout un grand monument romantique, tant l’édifice actuel est le fruit de l’imagination de Viollet-le-Duc, assisté de Victor Hugo et des névroses de son temps.


Victor Hugo fut le premier à attirer l’attention du monde sur le système d’évacuation des eaux de pluie à Notre-Dame. Quasimodo, le héros de son célèbre roman, ressemble à une gargouille animée : un « paquet de membres désordonnés se balançant avec fureur au bout d’une corde », qui escalade la façade de la cathédrale et déniche les corbeaux en sautant « de saillie en saillie ». « Tantôt, écrit Hugo, on se heurtait dans un coin obscur de l’église à une sorte de chimère vivante, accroupie et renfrognée : c’était Quasimodo pensant. » En 1831, l’année de la parution de Notre-Dame de Paris, les gargouilles et chimères construites au XIIIe siècle avaient depuis longtemps disparu, et les années avaient rendu méconnaissables la plupart de leurs alter ego médiévaux plus tardifs. Certaines s’étaient fracassées sur le sol, comme pressées d’enfoncer leurs dents et leurs serres élimées dans la chair des pécheurs en contrebas. Quand il entama ses travaux de restauration, en 1843, Eugène Viollet-le-Duc ne trouva qu’une poignée de moignons informes et de monstres délabrés, éparpillés dans le jardin derrière l’abside. Érodées par l’eau qu’elles évacuent, les gargouilles subissent de plein fouet les assauts des intempéries. Formant, selon l’expression de l’historien d’art Michael Camille, l’« épiderme du monument », elles n’ont pas été conçues pour durer, mais comme des éléments de décoration temporaires. Voilà qui explique peut-être leur caractère désinvolte et irrévérencieux : à l’image des bouffons du roi, elles pouvaient exprimer des vérités désagréables. Les ornements connus sous le nom de chimères n’avaient pas cette excuse de l’évanescence, et le mystère de ces mutants à bouche de poisson, de ces goules dévoreuses de chair fraîche et autres diables masturbateurs reste entier. C’est, croit savoir Camille, « pour se protéger des démons qu’il est chargé de sculpter que l’artiste médiéval les tourne en dérision ». Si tel est le cas, les démons ont eu le dernier mot. Songez au diablotin du grand portail (l’un des préférés de Viollet-le-Duc) qui tire la langue en signe de concentration alors qu’il sodomise un roi avec un bâton… Sont-ce réellement la crainte et la superstition qui guidèrent la main de son auteur ?

Notre-Dame romantique

La scène des acrobaties de Quasimodo a dû surprendre les premiers lecteurs du roman. En 1831, Notre-Dame n’était plus qu’une carcasse noircie, réduite par des siècles de pluies à une masse hideuse, couverte de verrues. L’un des premiers daguerréotypes de la façade ouest montre « un grand patch­work décousu », écrit Camille. Viollet-le-Duc la décrivit comme « une ruine », une cathédrale délabrée, à l’image des taudis environnants. Lorsque l’église devait accueillir une cérémonie nationale, on la bâchait et l’ornait de sculptures en carton-pâte dans le dernier style architectural en vogue. Il fallut attendre 1864, et le dévoilement de l’édifice restauré, pour que sa représentation hugolienne prenne corps. On aurait dit que Notre-Dame avait enfin retrouvé ce quelque chose « de fantastique, de surnaturel, d’horrible » que décrit le roman : « Des yeux et des bouches » s’ouvrant çà et là ; « les chiens, les guivres, les tarasques de pierre » veillant « jour et nuit, le cou tendu et la gueule ouverte, autour de la monstrueuse cathédrale ». N’étaient ses cornes et ses ailes repliées, l’une de ces chimères restaurées pourrait passer pour le portrait craché de « Quasimodo pensant ». Rien d’étonnant à cela, puisque Viollet-le-Duc s’est en partie inspiré du roman. Ceux qui, en plaisantant, parlaient de Notre-Dame comme de « la cathédrale de Victor Hugo » ne croyaient pas si bien dire. Les sculptures perchées sur les tours et les galeries, donnant au monument son aspect effrayant, n’étaient pas le fruit d’une simple restauration, mais le dernier avatar en date de la conception hugolienne du style gothique. Le projet initial ne comportait que très peu de ces ornements, car Viollet-le-Duc était soucieux de réduire les coûts du chantier pour rassurer le comité chargé de la restauration. L’un des membres, Charles de Montalembert, avait en effet mis en garde contre les architectes modernes, incapables de se contenter d’une rénovation fidèle, toujours prompts à ajouter toutes sortes de détails anachroniques au fil de leurs travaux. Ce n’est qu’une fois son projet accepté que Viollet-le-Duc se mit à dessiner les monstres qui seraient plus tard considérés comme l’essence même de l’art médiéval. L’architecte écuma Notre-Dame et d’autres cathédrales gothiques à la recherche de vestiges de chimères : un oiseau de proie à tête humaine ; une gueule de dragon délabrée ; une paire de serres agrippées à une balustrade branlante. Il s’inspira pour ses croquis de dessins satiriques, d’une édition illustrée de Notre-Dame de Paris datant de 1844, et de ses propres illustrations des Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France [un récit des pérégrinations du baron Taylor] ; il imagina des griffons, des licornes et des vampires, et médita sur l’étrangeté des éléphants, des pélicans, des chats et des chèvres. La plupart de ses démons hurlants et rugissants posent sur la ville un regard vide, inexpressif, qui ne semble rien accrocher de précis. Camille le rapproche de celui des usagers des transports en commun.  

L’air pensif des gargouilles

L’entourage de Viollet-le-Duc et de son « usine de production du médiéval » ne vivait pas au Moyen Âge. Aussi ne trouve-t-on pas de roi sodomisé, mais seulement un démon (vaguement goyesque) se payant un morceau de chair humaine, tandis que les joyeux petits tortionnaires de Satan ont été remplacés par « un chien dévorant des raisins », « un démon chauve aux longues oreilles écrasant un crapaud » ou encore un moineau aux allures d’aigle. Les monstres dessinés de Viollet-le-Duc, et ceux de son associé Jean-Baptiste Lassus, ont été sculptés dans de la pierre de Soissons – plus tendre, malheureusement, que la roche d’origine. Leur exécution fut confiée à un certain Victor Pyanet, artisan « aussi talentueux que prolifique » en qui Camille voit le héros oublié de cette aventure. Les sculpteurs de gargouilles se situaient au bas de la hiérarchie : ils devaient travailler vite et se conformer aux dessins de l’architecte. Sans doute ne pouvait-on attendre d’eux qu’ils rendent à l’identique l’agilité et les traits délicats des monstres dessinés. La comparaison entre dessins et sculptures laisse néanmoins penser que Pyanet fut plutôt bien rétribué pour son travail (350 francs la chimère, de quoi entretenir décemment une famille d’artisan pendant environ six mois)… Mais ce sont peut-être la rigidité et le manque d’expression de ses personnages qui leur ont conféré un caractère que l’on a pu qualifier de « médiéval ». Quelques années avant son décès en 2002, Michael Camille a pu assister à la dernière restauration de Notre-Dame. Il connaissait sa population de démons et de monstres presque aussi bien que les sculpteurs qui y travaillèrent. La pièce maîtresse était à ses yeux ce démon à deux cornes, à l’air pensif et aux oreilles décollées, qu’une célèbre gravure de Charles Méryon popularisa sous le nom de Stryge (version masculinisée d’un démon femelle de la nuit). Le menton entre les mains, les coudes appuyés à la balustrade de la façade ouest, la créature semble absorbée dans la contemplation de quelque élément malsain surgi du monde extérieur ou de son propre esprit démoniaque. « Cette “icône” de la gargouille moderne est tout aussi indéchiffrable aujourd’hui qu’à l’époque de sa création, entre 1848 et 1850 », juge Camille, qui ne cesse de lui tourner autour dans l’espoir de « cerner la cible que vise son regard pétrifié ». Cette sculpture est la « star » du livre. Camille en fait une analyse sémiotique détaillée. Avec ses longs ongles de vampire femelle, sa tête offrant un condensé d’aberrations phrénologiques, et son nez crochu trahissant l’antisémitisme de son créateur, la Stryge et ses acolytes incarnent les terreurs bourgeoises : terreur de la maladie et de la prostitution ; terreur des « sauvages » de l’insurrection de juin 1848 ; terreur de voir resurgir chez l’homme les comportements du singe ; et terreur, enfin, des démons intangibles de la folie. La Notre-Dame de Viollet-le-Duc, cette cathédrale qui crie sa douleur en silence, est un monument des névroses du milieu du XIXe siècle.  

Du Chrysler Building à Gotham City

Lors de son premier séjour à Paris, le jeune Freud – venu étudier l’hystérie auprès de Charcot – aimait arpenter les galeries de Notre-Dame, « entre les monstres et les diables ». Mais les véritables monstres, il les voyait dans la rue : « Les gens m’ont tout l’air d’appartenir à une tout autre espèce que nous […]. C’est le peuple des épidémies psychiques, des convulsions historiques de masse et il n’a pas changé depuis le temps de Notre-Dame de Paris de Victor Hugo (1). » Les chimères pouvaient symboliser, nous dit Camille, le « regard phallique », ou bien une sexualité féminine débridée. Pour d’autres, c’étaient des « antennes cosmiques », gardiennes de mystères ésotériques. Plus tard, elles cristallisèrent toutes sortes de fantasmes. Ainsi la Stryge s’est-elle tour à tour prêtée à une caricature de Guillaume II, à celle du Juif vu par les nazis et à une icône gay. Des répliques de gargouilles firent leur apparition sur le Chrysler Building et à Gotham City, la ville imaginaire de Batman. Camille insiste sur ce point : « Si Viollet-le-Duc prétend que ces sculptures sont naturalistes et n’ont pas de contenu symbolique, il ne faut pas pour autant y voir de vains ornements. » Certes, mais ses interprétations sont inévitablement subjectives, et ses explications parfois un peu courtes. Camille tend à utiliser ces statues comme une pâte à modeler facilement adaptable à n’importe quel moule théorique. La Stryge est-elle vraiment le produit des névroses de Viollet-le-Duc, et celui-ci était-il aux prises « avec les chimères de son imagination » ? Est-on seulement sûr qu’il en soit l’auteur ? Camille reconnaît que la Stryge a pu être dessinée par Lassus. Comme tout un chacun, Viollet-le-Duc était certainement habité par toutes sortes de peurs inconscientes et de fantasmes inavouables, mais c’était aussi un architecte consciencieux et pragmatique. Les gargouilles étaient pour lui « des composantes à part entière de la conception strictement pratique qu’il se faisait du gothique », et non la manifestation de forces diaboliques. Le restaurateur de Notre-Dame était un homme de son temps, très attaché à la dimension fonctionnelle de son art. Ses observations sur les systèmes d’évacuation sont au moins aussi dignes d’intérêt que les prétendues divagations de son inconscient. Le chapitre de ses Entretiens sur l’architecture (1863) consacré à l’écoulement des eaux pluviales offre une description saisissante de ce que pouvait être la vie à Paris au milieu du XIXe siècle. « Le mode majestueux ne tient pas compte de ces nécessités, et cependant il pleut en France », écrivait-il. Les maîtres du Moyen Âge « savaient faire de cette nécessité un motif de décoration. Dans les édifices gothiques […], les moyens d’écoulement d’eaux sont apparents, faciles à surveiller, à entretenir et même à remplacer ». Au contraire, les architectes modernes avaient pris l’habitude de dissimuler les tuyaux de descente dans la maçonnerie, si bien qu’on n’en détectait la rupture qu’une fois le mur taché d’humidité et le plâtre effrité. « On ne peut croire, si on ne l’a pas vu, jusqu’où s’étend aujourd’hui cette imprévision de l’architecte », s’indignait Viollet-le-Duc, décrivant des mansardes où passait « un petit canal recouvert d’une planchette » dans lequel les habitants pouvaient aller puiser de l’eau les jours de pluie. Le bruit de l’écoulement était parfois si fort qu’on ne s’entendait plus parler. Les gargouilles prétendument médiévales de Notre-Dame offraient en fait une solution architecturale rationnelle à un vieux problème. Camille montre, en s’aventurant dans la jungle des signifiants des gargouilles et chimères, que Notre-Dame n’est pas seulement un chef-d’œuvre relativement bien préservé de l’art médiéval, mais aussi l’un des grands monuments de l’époque romantique. Quiconque a déjà aperçu la petite locomotive à vapeur qui orne l’une des façades du Louvre sait bien que tous les monuments parisiens ne sont pas aussi vieux qu’ils en ont l’air. La restauration de la cathédrale par Viollet-le-Duc est un exemple de modernisation particulièrement réussie et ingénieuse. Ses sculptures ont vieilli, bien sûr, mais d’une façon singulière et complexe, que Camille a su percevoir en portant une attention maniaque et réjouissante à des détails à première vue dérisoires et grotesques.  

Aucun germe de mortification

L’« usine » de Viollet-le-Duc s’est révélée incroyablement rentable. Sa production n’a pas cessé après la mort de son fondateur : les monstres ont posé pour des milliers de photographes ; leurs gueules hurlantes se sont émoussées, laissant croire qu’ils avaient perdu leur pouvoir et qu’il n’y avait jamais eu que ces rustres du Moyen Âge pour s’en effrayer. Disney crut pouvoir signer leur acte de décès en 1996. Conjurant « la noirceur fondamentale du roman de Hugo », ses cinéastes ont inventé trois adorables gargouilles – Victor, Laverne et Hugo – qui consacrent en s’en amusant l’indécrottable superstition des populations du Moyen Âge, et soulignent par contraste à quel point nous sommes aujourd’hui éclairés. « La fin du film, écrit Camille, témoigne d’un optimisme déconcertant. » Elle ne contient, comme le disait Walter Benjamin à propos des premiers films de Disney, « aucun germe de mortification ». Mais les vraies gargouilles n’avaient pas dit leur dernier mot. Notre-Dame a connu une nouvelle restauration en 1996. Pendant que les échoppes de l’île de la Cité écoulaient leurs stocks de marchandises Disney – tapis de souris à l’effigie des gargouilles et autres Stryges mécaniques hurlantes –, quelque chose d’étrange se tramait derrière les échafaudages. Une fois les bâches retirées, on était censé pouvoir de nouveau admirer les gargouilles et les chimères dans toute leur authentique étrangeté. Mais quelque chose avait changé : certains monstres esquissaient un petit sourire bête ; d’autres avaient l’air franchement niais. Une force invisible et irrésistible avait guidé la main des restaurateurs. Les monstres avaient mué, laissant entrevoir une perspective plus effrayante encore que le Jugement dernier : les valets de la culture américaine de masse avaient colonisé le plus éminent symbole de la tradition française. La cathédrale disneyifiée, sa diabolique ménagerie n’a pas fini de faire naître d’horribles cauchemars. Seule la patine des pluies acides et de la pollution pourra la rendre à son énigme. En attendant, la Stryge flambant neuve se lèche les babines en pensant au McDonald’s récemment ouvert dans le Carrousel du Louvre.   Cet article est paru dans la London Review of Books le 25 février 2010. Il a été traduit par Hélène Quiniou.

Notes

1. Sigmund Freud, lettre à Minna Bernays du 3 décembre 1885, Correspondance. 1873-1939, Gallimard, 1979, p. 200.

Pour aller plus loin

Jean-Paul Midant, Au Moyen Âge avec Viollet-le-Duc, Parangon, 2001. Sur les traces d’un architecte dont la conception de la restauration continue de faire débat. Par un historien de l’architecture.

LE LIVRE
LE LIVRE

Les Gargouilles de Notre-Dame de Michael Camille, Alma, 2011

ARTICLE ISSU DU N°27

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