Homme ordinaire, esprit extraordinaire

Étoile filante de la science des années 1920, Frank Ramsey s’est révélé un génial précurseur tant en mathématiques pures qu’en théorie économique. Il a fait revoir sa copie à Keynes et influencé Wittgenstein. Sportif et résolument optimiste, il est mort en 1930, à l’âge de 26 ans.


« De loin l’étudiant le plus brillant apparu depuis longtemps à la lisière de la philosophie et des mathématiques », disait de lui l’économiste John Maynard Keynes, son professeur à Cambridge.

Dans le ciel de Cambridge, où scintillaient les astres de quelques-uns des plus brillants esprits du début du xxe siècle, passa brièvement une étoile filante d’un éclat exceptionnel. L’œuvre de Frank Ramsey, mort prématurément en 1930 à l’âge de 26 ans, ne comprend qu’une trentaine d’articles et textes de circonstance, dont plusieurs publiés à titre posthume.

Mais la plupart d’entre eux sont des contributions de première importance à un large spectre de disciplines : logique, mathématiques, philosophie, épistémologie, théorie des probabilités, théorie de la décision, économie.
Encore étudiant, Ramsey discutait d’égal à égal avec l’économiste John Maynard Keynes et les philosophes Bertrand Russell, G. E. Moore et ­Ludwig ­Wittgenstein, dont il critiquait les théories avec une tranquille audace et une surprenante sagacité. À Cambridge, il était unanimement considéré comme un génie, de l’espèce la plus aimable en raison de ses manières simples et de son caractère jovial. Éclipsée un certain temps par la légende de Wittgenstein, sa réputation n’a fait que croître à mesure que l’on découvrait la fécondité de ses travaux. Aujourd’hui, dans une grande variété de domaines, une vingtaine de termes techniques portent son nom (théorie de Ramsey, théorème de Ramsey, principe de Ramsey, nombre de Ramsey, règle de Ramsey, problème de Ramsey…), auxquels il convient d’ajouter ce que le philosophe américain David Davidson appelait « l’effet Ramsey » : croire que l’on a fait une découverte et se rendre compte que Ramsey nous a précédés.

Parce que sa vie fut brève et que ses travaux ont un caractère très technique, aucune vraie biographie ne lui avait été consacrée jusqu’ici. En dehors de témoi­gnages recueillis dans une émission radiophonique de la BBC et des indications figurant dans diverses notices biographiques et préfaces, on ne disposait jusqu’à récemment que du livre de souvenirs de sa sœur Margaret Paul 1 et d’une courte monographie de Karl Sabbagh, parue uniquement au format numérique 2. Le remarquable ouvrage de Cheryl Misak vient heureusement combler cette lacune en offrant la première biographie en bonne due forme.

Le père de Frank Ramsey était professeur de mathématiques à Cambridge, où il présidait le Magdalene Col­lege. Contrairement à son fils, c’était un homme dur, sévère et peu cordial. Dans une famille très religieuse qui comptait de nombreux ecclésiastiques (son frère cadet deviendra archevêque de Canterbury), le jeune Ramsey se signala dès l’adolescence par son athéisme affirmé. Il se distinguait aussi par l’étendue de sa curiosité et de ses intérêts et une précocité intellectuelle hors du commun.

À l’âge de 17 ans, il entama des études de mathématiques à Cambridge, où il ne tarda pas à être repéré par Keynes, qui le décrivait dans une lettre comme « sans aucun doute et de loin l’étudiant le plus brillant apparu depuis de longues années à la lisière de la philosophie et des mathématiques ». Un de ses premiers exploits fut pourtant de se livrer à une critique dévastatrice de la théorie des probabilités de Keynes. Dans son « Traité de probabilité », Keynes, en alternative à la théorie « fréquentielle » utilisée en physique, qui définit la probabilité comme le rapport du nombre de cas favorables au nombre de cas possibles, avait élaboré une théorie « logique » des probabilités fondée sur l’idée qu’elle exprime une relation objective entre propositions. Après avoir démoli ce modèle d’une manière si convaincante que Keynes ­renonça à le défendre, Ramsey exposa sa propre théorie « subjective » des probabilités, fondée sur les notions de croyance et de degrés de croyance. Ses idées dans ce domaine seront redécouvertes dans les années 1940, avec l’invention de la théorie des jeux par Oskar Morgenstern et John Von Neumann.

Un des premiers articles de Ramsey, rédigé à l’âge de 20 ans, est un compte rendu du Tractatus logico-philosophicus de Ludwig Wittgenstein, petit livre dense et hermétique qu’il avait traduit et avec lequel son auteur prétendait résoudre définitivement tous les problèmes de la philosophie. Ce texte demeure aujourd’hui, aux yeux de Ray Monk, biographe du philosophe autrichien, « l’un des meilleurs exposés et l’une des critiques les plus pénétrantes » des idées contenues dans cet ouvrage. Ramsey et Wittgenstein passèrent beaucoup de temps ensemble : à Cambridge lorsque Wittgenstein y était étudiant, à deux ­reprises dans le petit village d’Autriche où il était allé exercer le métier d’instituteur, à Cambridge de nouveau lorsqu’il y ­retourna. Ramsey admirait Wittgenstein, dont les idées l’influencèrent profondément. Ce dernier, même s’il lui arrivait de trouver déplaisante la manière de réfléchir de Ramsey, fut perturbé par ses remarques au sujet du Tractatus. Leurs discussions, ainsi que certaines observations de l’économiste Piero Sraffa, incitèrent Wittgenstein à développer ce qu’on a appelé sa « deuxième philosophie », dans la présentation de laquelle il reconnaîtra sa dette à l’égard de Ramsey.

Difficile d’imaginer deux personnalités plus différentes. Doté d’un regard intense et de manières brusques, sombre, torturé par l’angoisse métaphysique, intransigeant, porté à tout prendre au tragique, facilement irritable et arrogant, Wittgenstein est passé dans l’histoire comme l’exemple parfait du génie tourmenté, inaccessible et de commerce difficile. À l’opposé, grand et corpulent, doté d’un corps imposant qu’un de ses amis décrivait comme « un croisement entre un phare et un ballon », si maladroit d’apparence qu’il donnait, dit-on, trompeusement l’impression qu’il allait se cogner contre les meubles, bon joueur de tennis et pratiquant avec plaisir la natation en rivière et la randonnée en montagne, Ramsey était réputé pour son caractère joyeux, avenant et sociable, sa gaieté, sa bonhomie et pour ce que son frère ­Michael appelait son « absence totale de sentiment de supériorité ». Keynes, dans l’hommage posthume qu’il lui a rendu, évoque « son rire gargouillant et spon­tané, la simplicité de ses sentiments et de ses réactions, parfois un peu alarmantes et à l’occasion presque cruelles par leur côté direct […], son honnêteté d’esprit et de cœur, sa modestie, et la stupéfiante efficacité de la machine intellectuelle qui travaillait derrière ses vastes tempes et son large visage souriant » 3.

Une dizaine d’années plus tôt, Bertrand Russell et Alfred ­North Whitehead avaient tenté d’établir dans leur ouvrage en trois volumes Principia mathematica que toutes les propositions mathématiques peuvent être réduites à des propositions de logique formelle. Dans plusieurs textes, Ramsey ­s’efforça de sauver cette thèse en l’améliorant grâce à une révision de la théorie des types mise au point par Russell pour résoudre certains paradoxes. Cette révision impliquait de distinguer entre vrais paradoxes ­logiques et paradoxes sémantiques d’origine linguistique. (Dans un texte sur la théorie ­logique des universaux et des particuliers, Ramsey reproche de même à celle-ci de « prendre à tort pour une caractéristique de la réalité ce qui est une caractéristique du langage ».)

Huit ans plus tard, avec ses deux ­célèbres théorèmes d’incomplétude, le logicien Kurt Gödel portera un coup fatal au programme de réduction des mathé­matiques à la logique. Entre-temps, à la fin de sa vie, Ramsey s’était rapproché de l’intuitionnisme de Hermann Weyl et de L. E. J Brouwer, qui voyaient dans les mathématiques une pure construction de l’esprit humain. Un de ses articles sur les fondements des mathématiques contient, en quelques pages, sa seule contribution aux mathématiques pures : la démonstration d’un théorème de calcul combinatoire établissant que le désordre complet est impossible dans une structure assez grande, toute structure de ce genre contenant nécessairement des sous-structures possédant un certain ordre. Ce théorème était proposé comme une étape vers la résolution de ce que l’on connaît sous le nom de « problème de la décision ». Il a été prouvé en 1936 que celui-ci était inso­luble. Mais le théorème de Ramsey a donné naissance à une nouvelle branche des mathématiques.

Davantage porté à écouter qu’à prendre la parole, Ramsey défendait volontiers ses idées dans les différents cercles de Cambridge dont il était membre : le club des sciences morales, le club d’économie politique et, surtout, les Apôtres, le cercle de discussion qui rassemblait les meilleurs esprits de l’université et dans lequel Keynes l’avait fait entrer. Le même Keynes avait manœuvré pour lui obtenir une charge d’enseignement au King’s College. Cétait un professeur un peu désorganisé mais apprécié pour sa constante disponibilité et, jusqu’à un certain point, pour ses talents pédagogiques. Ce qui caractérisait Ramsey, observait G. E Moore, c’était « non seulement une extraordinaire capacité à tirer des conclusions d’un ensemble compliqué de faits, mais aussi un don exceptionnel pour expliquer aux autres ce qu’il pensait et les raisons pour lesquelles il le pensait ». Mais, reconnaissait-il, « il a parfois du mal à expliquer les choses aussi clairement qu’il l’aurait pu, pour la simple et bonne raison qu’il n’estime pas qu’une explication est nécessaire ».

Entre le puritanisme de ses parents et la liberté de langage et de mœurs des personnes qu’il fréquentait, et qui étaient, pour certaines, membres du groupe de Bloomsbury, son apprentissage de la vie amoureuse ne se fit pas sans difficultés. Dans ses carnets de jeunesse, il se plaint en termes très crus de sa condition de célibataire. À l’âge de 20 ans, il s’éprit follement d’une femme mariée qui avait dix ans de plus que lui, Margaret Pyke, à qui il fit un jour, dans des termes étonnamment directs, des propositions qu’elle déclina. Profondément déprimé, il se persuada que la psychanalyse pouvait l’aider à guérir de son obsession pour elle. Il partit pour Vienne dans l’espoir de se faire psychanalyser par Freud ou Otto Rank. Finalement, c’est sur le divan de Théodore Reik qu’il s’allongea. Son séjour en Autriche fut l’occasion de longues discussions avec Wittgenstein et de contacts avec plusieurs membres du groupe de savants et philosophes connu sous le nom de cercle de Vienne. Quelques mois plus tard, estimant son analyse terminée et se considérant guéri, il revint à Londres.

Peu de temps après, il tombait amoureux de celle qui allait devenir sa femme. De cinq ans son aînée, très intelligente et cultivée, Lettice Baker possédait une forte personnalité. (Wittgenstein, qui l’estimait et l’appréciait, conserva des liens avec elle après le décès de Ramsey.) Leur union, dont naquirent deux filles, fut riche et solide, mais non dépourvue de tensions et de soubresauts. Dans l’esprit de Bloomsbury, les deux époux formaient un couple libre. Au bout d’un certain temps, Ramsey entama une liaison durable avec Elisabeth Denby, une spécialiste du logement social qui avait neuf ans de plus que lui. La façon dont il relate à sa femme les détails de leurs rapports dans certaines de ses lettres ne témoigne pas d’une grande délicatesse. Lorsque Lettice eut elle-même une aventure, il réagit de la manière la plus classiquement masculine et le prit très mal. Ramsey, dit très justement Alex Dean dans le mensuel Prospect, était « fondamentalement un homme ordinaire doté d’un esprit extraordinaire ».

Parmi les textes qu’il a rédigés après son mariage figurent deux articles d’économie politique. Ils lui valent la réputation d’être l’un des quelques mathématiciens, avec John Von Neumann et John Forbes Nash, qui ont fourni à la science économique des apports de premier plan. De son article de 1928 sur le taux d’épargne public optimal (quelle part de son ­revenu un pays doit-il épargner ?), Keynes affirmait qu’il était « l’une des plus remarquables contributions à l’économie mathématique de tous les temps, tant pour ce qui est de l’importance intrinsèque et de la difficulté du sujet que de la puissance et l’élégance des méthodes techniques utilisées ». Jetant les bases à la fois de la théorie de la croissance optimale et de la réflexion sur la justice intergénérationnelle, il y démontrait que, moyennant certaines idéalisations, « le niveau d’épargne multiplié par l’utilité marginale de la monnaie doit toujours être égal à l’écart entre le niveau net total d’utilité et le niveau de satisfaction le plus élevé possible ».

Un an auparavant, dans un autre article devenu tout aussi célèbre, il s’efforçait de déterminer la meilleure manière de fixer les taux de taxes proportionnelles sur différents produits de manière à minimiser la perte d’utilité pour le consommateur. Sur la base d’hypothèses simplifiées, il concluait que « les taxes devraient être telles qu’elles réduisent la production de tous les produits dans les mêmes proportions ». En conséquence, moins la demande d’un produit est élastique, plus ce produit devrait être taxé. L’économiste Paul Samuelson a affirmé à propos du modèle de taxation de Ramsey qu’il constituait un « apport considérable à la théorie l’optimum faisable » et son confrère Joseph Stiglitz le qualifiait de « premier exercice réussi en matière d’optimum de second rang », ce qui revient à dire la même chose autrement.

De manière générale, comme Keynes et ses confrères de Cambridge Arthur Cecil Pigou et Piero Sraffa, qu’il a tous trois aidés à résoudre certaines questions mathématiques liées à leurs travaux, Ramsey s’intéressait au fonctionnement réel de l’économie. « Contrairement aux économistes et théoriciens du choix rationnel qui se sont appuyés sur ses travaux, souligne Cheryl Misak dans The Times Literary Supplement, Ramsey n’était pas à la recherche de la rationalité idéale. Il ne pensait pas que l’on puisse comprendre les décisions en étudiant des modèles de conflit et de coopération entre individus rationnels choisissant en fonction de leur intérêt. […] [Car] les hommes sont loin de l’idéal. La faillibilité et la psychologie individuelle […] font inextricablement partie de la condition humaine. » Les réflexions économiques de Ramsey sont indissociables de sa collaboration avec les trois économistes cités, plus particulièrement Pigou, ainsi que de ses convictions socialistes, qui le conduisaient à être favorable à l’intervention de l’État dans l’économie.

Ramsey se méfiait des notions que l’on ne peut définir. « Le plus grand danger, pour la philosophie, disait-il, outre la paresse et la verbosité, est la scolastique, dont l’essence est de traiter ce qui est vague comme si c’était précis et d’essayer de le faire entrer dans une catégorie logique ». Il est frappant de constater à quel point ses idées sur tous les sujets auxquels il s’est intéressé consistent presque toujours à revenir, par le détour de déve­loppements très techniques, à ce bon sens et ce sens commun que la pensée anglaise a souvent privilégiés. On le voit avec cette remarque au sujet de l’induction, la démarche qui consiste à tirer une règle d’une série d’observations ou d’expériences : « On a beaucoup écrit sur la justification de l’inférence inductive depuis l’époque de Hume. Hume a montré qu’elle ne peut être ni réduite à l’inférence déductive, ni justifiée par la logique formelle […] Mais croire que la situation ainsi engendrée est philosophiquement scandaleuse est, je crois, une erreur. Nous sommes tous convaincus par des arguments inductifs et notre conviction est raisonnable parce que le monde est ainsi fait que les arguments inductifs mènent, tout compte fait, à des opinions vraies. »

Influencée par le pragmatisme du philosophe américain C. C Pierce, sa théorie de la connaissance ne tombe ni dans le subjectivisme, l’idée que nos croyances ne seraient que des états subjectifs, ni dans l’utilitarisme, qui ne définit leur vérité que par leur seule utilité. C’est un pragmatisme réaliste, ou un réalisme pragmatiste : selon lui, nos croyances sont vraies si elles conduisent à des actions réussies, mais elles ne peuvent conduire à des ­actions réussies que si elles reflètent la manière dont les choses sont dans la réalité.

On se rend compte aujourd’hui que ses apports dans divers domaines sont autant d’expressions d’une philosophie globale cohérente. Toutes les idées qu’il a défendues reflètent une vision du monde et de la vie pratique, positive, confiante dans les capacités de la raison, résolument hostile à toutes les formes de scepticisme, de dogmatisme et de mysticisme, animée par cet optimisme foncier dont il faisait état dans une intervention devant les Apôtres. Délibérément provocateur dans une enceinte dont la raison d’être était de stimuler les échanges d’idées, à moitié par plaisanterie, il y défendait la thèse que, avec les progrès de la science et le déclin de la religion, il n’y avait plus de véritable discussion possible sur les questions d’ordre général, le débat se réduisant à comparer ses notes et ses expériences ou, en matière d’art et de littérature, ses sentiments. Il concluait toutefois en ces termes : « Avec le temps, le monde se refroidira et tout mourra, mais c’est dans longtemps. […] L’humanité, […] je la trouve intéressante et dans l’ensemble admirable. Je trouve, en ce moment du moins, que le monde est un lieu agréable et passionnant. Vous pouvez le trouver déprimant ; j’en suis désolé pour vous, et vous me méprisez pour cela. […] D’un autre côté, je vous plains à juste titre, parce qu’il est plus agréable d’être ravi que déprimé, et pas seulement plus agréable mais aussi meilleur pour tout ce que l’on entreprend. » Dans les premières pages de sa biographie, Cheryl Misak cite cette phrase du philosophe Johann Gottlieb Fichte : « Le type de philosophie que l’on choisit dépend du type d’homme que l’on est. » Cela n’a jamais été aussi vrai que dans le cas de Frank Ramsey. 

Michel André, philosophe de formation, a travaillé sur la politique de recherche et de culture scientifique au niveau international. Né et vivant en Belgique, il a publié Le Cinquantième Parallèle. Petits essais sur les choses de l’esprit (L’Harmattan, 2008).

Cet article a été écrit pour Books.

Notes

1. Frank Ramsey (1903-1930). A Sister’s Memoir (Smith-Gordon & Co, 2012)

2. Shooting Star. The Brief and Brilliant Life of Frank Ramsey (Amazon Digital Service, 2013).

3. Ramsey est vraisemblablement mort après avoir contracté une leptospirose en nageant dans la rivière Cam.

LE LIVRE
LE LIVRE

Frank Ramsey. Une envergure hors du commun de Cheryl Misak, Oxford University Press, 2020

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