Des Maccabées très sulpiciens !

Ouvrir l’article « Macchabées » de Wikipédia - « Macchabées » avec un h, comme on le faisait au XIXe siècle - c’est plonger d’un coup dans les souvenirs d’un autre âge, celui où, au catéchisme, on racontait aux enfants comment un méchant roi, Antiochos IV, sorte de préfiguration de l’Antéchrist, voulut extirper le judaïsme de son royaume, mais échoua grâce à l’héroïque résistance d’une poignée de Juifs, qui préférèrent souffrir le martyre plutôt que de sacrifier aux idoles.

Parmi eux, le vieillard Éléazar, les sept frères et leur mère (qui portent aussi le noms de Maccabées), et bien entendu Judas. Personne ne s’interrogeait réellement sur les raisons de cette persécution, et seule l’exemplarité de ces protomartyrs présentait un intérêt édificateur : qu’on remplace Antiochos IV par l’empereur romain, judaïsme par christianisme, et le tour était joué. C’était d’ailleurs bien ainsi que l’avaient compris les Pères de l’Église, qui sauvèrent de l’oubli les livres des Maccabées que la Bible hébraïque ignore.

Wikipédia adopte sans aucun recul critique cette vision sulpicienne de la crise maccabéenne, sans se soucier le moins du monde de son rapport à la réalité. Signe inquiétant : la bibliographie ne mentionne aucun ouvrage scientifique, et se contente de renvoyer aux deux livres canoniques (pour les catholiques) des Maccabées, que l’auteur n’a visiblement pas même lus ; il utilise au mieux le résumé que Flavius Josèphe a tiré de 1Maccabées, le moins intéressant des deux ouvrages. Résumons l’article : les Juifs, soumis à la domination grecque depuis la conquête d’Alexandre, se trouvent confrontés vers 168 à la volonté d’Antiochos IV d’unifier son royaume en promouvant partout l’hellénisme, et en particulier la religion grecque. Devant la résistance des Juifs, il soumet le pays à une occupation militaire et profane le Temple de Jérusalem. Une famille juive, Mattathias et ses cinq fils, donne le signal de la révolte en égorgeant un agent royal, organise la résistance et conduit les Juifs à l’indépendance. La lutte se résume à deux partenaires : d’un côté un roi fanatique d’hellénisme (« persuadé de la supériorité absolue de la civilisation hellénistique »), de l’autre des Juifs pieux conduits par Mattathias et, après sa mort en 166, son fils Judas Maccabée.

Passons sur les erreurs factuelles (Judas meurt au printemps 160, non en 161, c’est Aristobule qui prend le titre royal en 104-103, et non Alexandre Jannée) et les imprécisions (il n’est pas sans importance que le Temple ait été libéré dès décembre 165 pour comprendre les négociations de 163), car l’essentiel est ailleurs. L’article ne fait en effet pas une seule fois référence à ceux qui sont à l’origine de la crise, c’est-à-dire les Juifs hellénisés, ceux que l’on nomme pour faire simple, les Hellénistes. Tout commence pour Wikipédia en 168, alors que la crise a débuté en 175. On ne peut faire l’économie d’un récit un peu détaillé, seul à même de faire comprendre les ressorts profonds de cette crise.

En 175, au moment où meurt le roi Séleucos IV, le grand prêtre des Juifs, Onias III, est à Antioche, venu se justifier d’avoir refusé le prélèvement des trésors du Temple par un agent royal, Héliodôros. Il est accompagné de son frère, Joshua, qui se fait appeler Jason. Celui-ci intrigue auprès du nouveau roi, Antiochos IV, frère du précédent, dont la légitimité est contestée : c’est à son neveu otage à Rome que devrait revenir la royauté. Jason fait une triple proposition au nouveau roi : qu’il le nomme, lui Jason, comme grand prêtre à la place d’Onias, qu’il lui accord le droit de transformer la ville de Jérusalem en une nouvelle cité grecque, une polis, et en échange, il lui promet une augmentation du tribut et le versement d’importantes sommes supplémentaires. Antiochos accepte.



Antioche de Jérusalem


C’est là le premier point essentiel : la transformation de Jérusalem en cité grecque ne se fait pas à l’initiative du roi, mais des Juifs hellénisés. Et cela fonctionne bien. Rentré à Jérusalem, Jason établit la liste des nouveaux citoyens de cette “Antioche de Jérusalem” (pour la distinguer des nombreuses autres Antioche), fonde un gymnase au pied de la colline du Temple, et crée un éphébéion, c’est-à-dire l’organisme de formation des futurs citoyens. Son pire adversaire, l’auteur de 2Maccabées, un contemporain, ne trouve rien d’autre à lui reprocher. Beaucoup de Juifs aisés souscrivent à ce qui leur apparaît comme une utile modernisation de la société juive : les prêtres se précipitent au gymnase dès que retentit le gong annonçant le début de la distribution d’huile. Est-ce à dire que ces Juifs sont prêts à renoncer à leurs rites et aux préceptes de la Loi ? L’auteur de 2Maccabées est obligé de convenir que non : lorsqu’ils partent assister à Tyr aux concours gymniques en l’honneur d’Héraclès, invités comme tous les habitants des cités grecques de la région, les Antiochiens de Jérusalem dépensent les sommes d’argent à acheter des équipements de bateaux, non à sacrifier aux idoles. Le contraire aurait étonné : qui imaginerait que le grand prêtre juif cherche à abolir la religion qui est le fondement de son pouvoir ? Il est clair que Jason, poussé par une partie des élites hellénisées de Judée, cherche à gommer les différences entre les Juifs et leurs voisins, à les faire entrer en quelque sorte dans le monde moderne, qui est largement hellénisé. Cela ne signifie pas qu’il est prêt à renoncer aux préceptes essentiels de sa religion.

Le réforme de Jason ne va cependant pas sans problème. D’abord, il a obtenu son poste par l’intrigue et en promettant de l’argent : c’est le peuple qui paie. De plus, aux yeux des Juifs traditionnels, ceux qui sont étrangers aux modes nouvelles, il est difficile de comprendre comment on peut rester Juif en adoptant des mœurs aussi étrangères à la tradition que la nudité du gymnase. D’autant que les Juifs qui fréquentent le gymnase en viennent soit à masquer leur circoncision (« ils se firent faire des prépuces »), soit à y renoncer pour leurs enfants mâles : et là, ils violent la Loi ! De plus, en achetant sa charge, Jason a ouvert la porte à la concurrence : de fait, en 172, un parent à lui, Ménélas, dont le nom dit assez l’hellénisme, obtient la charge de grand prêtre en promettant au roi davantage d’argent. S’ouvre alors une période de guerre civile entre deux factions hellénisantes, celle de Ménélas étant visiblement beaucoup plus radicale que celle de Jason, et plus prompte à renoncer aux traditions juives.

Le peuple, impuissant, assiste à cette guerre civile dont il paie la facture. Certains fuient au désert, d’autres s’agitent. On passe de l’indignation muette à un début de révolte à laquelle Ménélas est incapable de faire face. Il fait appel aux troupes royales, tandis que Jason, vaincu, se réfugie d’abord chez le roi des Nabatéens à Pétra, puis à Sparte. Les troupes séleucides – deuxième fait capital – interviennent donc d’abord pour mettre fin à des troubles entre Juifs.
Nous sommes alors en 170-169. Antiochos IV, qui ne s’est guère soucié de l’affaire, sauf pour nommer le grand prêtre et empocher le plus d’argent possible (il a une lourde dette de guerre envers les Romains et compte lancer de nouvelles expéditions contre l’Égypte et en Iran), commence à s’inquiéter. Pourquoi les Juifs s’agitent-ils ? Il doit faite campagne contre l’Égypte au printemps 169, et il ne convient pas de laisser sur ses arrières un foyer de rébellion susceptible de le couper de ses bases syriennes. À ses questions sur les causes des troubles en Judée, on a dû lui répondre que les Juifs se disputaient au sujet de la Loi : le texte de 2Maccabées oppose constamment ceux qui font preuve de zèle pour la Loi (Torah), et ceux qui font preuve de zèle contre la Loi (les Hellénistes qui ne sont pas hostiles à la Loi mais en proposent une interprétation moderne). Antiochos IV en déduit une mesure politique radicale et désastreuse mais logique : si les Juifs se disputent au sujet de la Loi, supprimons la Loi ! D’ailleurs, il est habituel qu’un peuple révolté perde le privilège de s’administrer selon ses propres lois.



L'édit de persécution


Courant 168, Antiochos IV promulgue donc un édit pour abolir la Torah. C’est ce que l’on nomme abusivement l’édit de persécution, qui aboutit de fait à l’interdiction du judaïsme. Mais on voit bien par quel enchaînement on en est arrivé là. Il n’y a chez Antiochos nul fanatisme, nulle intention de « réaliser l'unité de ses États face à la menace romaine » ou d’étendre la “religion grecque” (qui resterait à définir) : on se demande où il aurait puisé une telle idée, totalement étrangère aux Grecs. Aucun roi hellénistique, pas plus Antiochos IV qu’un autre, ne s’est soucié d’helléniser ses sujets dont il attend seulement qu’ils paient le tribut et se tiennent tranquilles. Rien dans la politique d’Antiochos IV, bien connue par ailleurs, ne laisse entrevoir le début du commencement d’une politique d’hellénisation forcée, ou de promotion des cultes grecs. Mais, comme ses prédécesseurs et ses successeurs, lorsque des indigènes suffisamment hellénisés souhaitent acquérir le statut favorable d’une polis, il le leur accorde si cela ne contredit pas ses intérêts.

Là où Antiochos IV commettait une magistrale erreur politique, c’est qu’il n’avait pas compris qu’abolir la Torah ne revenait pas seulement à priver les Juifs de leurs lois civiles, mais conduisait à l’abolition du judaïsme. Nombre de Juifs pieux préférèrent le martyre (d’où les récits édifiants de 2Maccabées), alors que d’autres fuirent au désert. La répression fut d’autant plus sanglante que beaucoup de Grecs et de Syriens accusaient les Juifs d’arrogance : on leur reprochait de nier la divinité des dieux des autres, de refuser de partager leurs repas, d’éviter tout contact sous prétexte de pureté rituelle.

C’est à ce moment-là (courant 168, début 167) et à ce moment-là seulement, qu’intervinrent Mattathias et ses fils, notamment Judas, le seul à qui convienne le nom de Maccabée (d’étymologie incertaine). La révolte est déjà bien commencée, mais sans chef, et sans objectifs clairs. Pire, les révoltés sont si pieux qu’ils se laissent massacrer le jour du Sabbat pour ne pas violer la Loi ! Judas et ses frères commencent à organiser une troupe efficace et s’entourent d’exégètes de la Loi compréhensifs, qui les autorisent à se défendre tous les jours de la semaine.

S’engage alors ce qui apparaît bien comme une lutte de libération rapidement couronnée de succès. Dès décembre 165, Jérusalem est délivrée et le Temple à nouveau dédié à Yahweh. Après la mort d’Antiochos IV en Iran à l’automne 164, et l’avènement d’un roi mineur, Antiochos V, des négociations s’ouvrent : non seulement les deux principaux ministres du roi défunt s’affrontent, mais une mission sénatoriale romaine de passage dans la région a fait savoir qu’elle apportait son plein soutient aux Juifs. Dès le printemps 163, l’édit de persécution est rapporté. La guerre se poursuit néanmoins dans la confusion, probablement parce que les communautés juives dispersées aux abords de la Judée se sentent menacées : on connaît ainsi des expéditions de Judas et de ses frères en Syrie du Sud, en Transjordanie, en Idumée (Négev) pour secourir des Juifs persécutés. D’autre part, les troupes séleucides n’ont pas été vaincues : elles continuent à occuper la citadelle de Jérusalem, l’Akra. En fait, il s’agit d’une guerre impossible : les Juifs révoltés mènent une guérilla contre laquelle les troupes régulières séleucides sont désarmées, alors que les Juifs sont incapables de battre les Séleucides en rase campagne.

La guerre s’essouffle d’autant plus qu’un accord politique est intervenu entre les Maccabées (Judas a été tué au combat au printemps 160), conduits désormais par Jonathan, et leurs adversaires. Alors que les Hellénistes les plus extrémistes sont éliminés (Ménélas a été exécuté de façon atroce à Alep), un nouveau grand prêtre, Alkimos, choisi parmi les Hellénistes modérés, a été désigné : preuve que même aux yeux des révoltés les Hellénistes n’étaient pas tous des impies ! Après sa mort en 159, pourtant, il n’est pas remplacé. La chronologie des années 157-152 pose problème, mais pour faire court, on peut dire qu’en 152, Jonathan, profitant de la guerre civile qui oppose deux prétendants au trône à Antioche, parvient à se voir reconnaître le titre de grand prêtre (auquel il n’a aucun droit) en même temps qu’il est honoré de titres de cour séleucides. Contrairement à ce que prétend l’article de Wikipédia, jamais, à aucun moment, aucun Séleucide ne reconnaît l’indépendance juive : des tentatives sont d’ailleurs lancées en 131-130 (avec succès), puis en 87 (sans succès) pour récupérer la Judée. Mais, de fait, les rois d’Antioche, affaiblis par une querelle dynastique qui empoisonne la vie du royaume jusqu’à sa disparition en 64, sont la plupart du temps incapables de contester l’indépendance de fait conquise par ceux que l’on nomme désormais les Hasmonéens, fondateurs d’un nouvel État juif fortement hellénisé, jusqu’à ce qu’Aristobule prenne le titre de basileus en 104-103. Mais c’est là un autre sujet, sur lequel Wikipédia n’est pas moins défaillant : il est vrai qu’il n’y a pas de rubrique Hasmonéens et que tout se trouve résumé sous la rubrique Macchabées.

On le voit, bien loin de l’image sulpicienne totalement fausse que véhicule Wikipédia, la crise maccabéenne n’est pas un affrontement entre un roi grec fanatique et des Juifs pieux attachés à leurs traditions. C’est d’abord une crise interne au judaïsme, d’un affrontement entre ceux qui estiment qu’on peut rester fidèle au judaïsme en adoptant néanmoins certains traits de la civilisation du monde moderne, le grec, la pratique du sport, etc.., et ceux qui au contraire, pensent que toute adoption des mœurs grecques porte atteinte de façon insupportable à la religion des ancêtres. Si le roi Antiochos IV intervient, ce n’est pas par fanatisme, mais bien pour rétablir l’ordre dans une province de son royaume qui, de plus, se place sur la route qu’il emprunte pour faire campagne en Égypte. On est bien loin des errements que véhicule l’article incriminé.

=> Pour comparer : lire les articles des encyclopédies Universalis et Britannica sur les Maccabées

LE LIVRE
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1968. Le long chemin de la démocratie de Des Maccabées très sulpiciens !, Cal y arena

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