La saga du baclofène (6) – Le legs d’Olivier Ameisen
Publié en avril 2014. Par Bernard Granger.
La saga du baclofène a été marquée par deux événements majeurs en 2013. Le premier est la mort d’Olivier Ameisen, survenue brutalement le 18 juillet, dans son appartement parisien. Tous ceux qui ont connu Olivier Ameisen ont été profondément attristés de le voir partir si tôt, à soixante ans, alors que son travail admirable sur l’intérêt du baclofène à fortes doses dans l’alcoolo-dépendance venait de recevoir une amorce de reconnaissance officielle, ce qui constitue l’autre événement majeur de 2013, heureux celui-là.
Olivier Ameisen était un écorché vif, inadapté à notre époque de précautions médiocres et de médiocres calculs. Mégalomane en réaction à sa fragilité intérieure, il avait bousculé le monde de l’alcoologie, sans ménager les susceptibilités des dignitaires en place, d’abord en publiant son auto-observation dans la revue Alcohol and Alcoholism fin 2004, ensuite en écrivant avec réalisme et émotion le récit de sa déchéance et de sa guérison dans Le Dernier Verre paru chez Denoël en 2008, un des meilleurs livres sur l’alcoolisme. Aussi dur et méprisant avec ceux qui défendaient et appliquaient sa découverte, qu’avec ceux qui la combattaient, il posait son regard bleu d’enfant à la fois égaré et lucide sur les turpitudes du monde académique, sur ses « confrères » perclus de conflits d’intérêts ou aveuglés par leurs préjugés. Jamais en peine de formules tranchantes et spirituelles, il défendait son travail avec une ardeur parfois excessive ou maladroite.
Il aura fallu du temps pour que s’impose cette avancée thérapeutique majeure, dont Olivier Ameisen est l’auteur incontesté. Les malades de l’alcool guéris grâce au baclofène auront été ses meilleurs alliés. Ils se reconnaissaient dans l’extraordinaire autoportrait du Dernier Verre, et, pour les avoir ressentis de l’intérieur, ils connaissaient les bienfaits procurés par cette molécule ancienne, dont Ameisen avait décelé les immenses propriétés dans l’addiction à l’alcool en l’utilisant de façon appropriée, c’est-à-dire à fortes doses.
La dernière apparition publique d’Olivier Ameisen remonte au 3 juin 2013 à l’hôpital Cochin. Un colloque y était consacré au baclofène. Cette réunion scientifique avait été précédée en avril 2013 d’un appel pour qu’enfin le baclofène puisse être rendu facilement accessible pour les patients. Les pouvoirs publics, bien au fait du dossier scientifique et alertés depuis de longs mois, ont annoncé ce 3 juin par la voix du Pr D. Maraninchi, directeur général de l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM), qu’une recommandation temporaire d’utilisation (RTU) allait être accordée au baclofène.
La RTU est un dispositif spécifiquement français. Elle permet aux autorités sanitaires de donner une autorisation d’utiliser un médicament dans une indication qui n’a pas été revendiquée par le laboratoire pharmaceutique qui commercialise ce produit. Comme l’histoire du baclofène le montre bien, dès lors qu’une molécule n’était pas promue par un laboratoire dans une indication où elle a pourtant un intérêt thérapeutique, les pouvoirs publics ne pouvaient pas faire grand-chose, et les médecins non plus, si ce n’est la prescrire hors autorisation de mise sur le marché (hors AMM), à leurs risques et périls. En instaurant la possibilité d’une RTU, la loi française permet depuis fin 2012 de lutter contre la mainmise de l’industrie sur les indications de ses produits. Le baclofène est le premier médicament à bénéficier de ce dispositif bienvenu. Il a fallu en arriver là car, malheureusement, le choix des firmes pharmaceutique en matière de demandes d’autorisation repose sur des considérations mercantiles et non sur des raisons éthiques. Peu importe qu’un traitement puisse aider un grand nombre de patients, il ne sera pas développé s’il ne rapporte pas assez de profits. Avec la RTU, ces pratiques peu honorables peuvent être en partie déjouées.
Dès qu’il a été averti des effets favorables du baclofène dans l’alcoolisme, le Pr D. Maraninchi y a été attentif, soucieux en premier lieu de défendre l’intérêt des patients. Il a réagi en médecin plutôt qu’en technocrate cherchant à se protéger. Il a joué un rôle déterminant dans l’histoire du baclofène en facilitant son accessibilité et sa reconnaissance comme traitement de l’alcoolo-dépendance.
Dans son intervention d’anthologie du 3 juin 2013, le directeur général de l’ANSM a rappelé les incertitudes scientifiques pesant encore sur l’efficacité et la tolérance du baclofène, mais il a souligné que la « présomption » d’efficacité était suffisante pour accorder une RTU à ce traitement, parlant de « découverte » à son propos. Il a fort bien opposé la « vraie vie » et les obligations réglementaires préalables à une autorisation. Il a souligné que toutes les formes de connaissances étaient à prendre en compte et qu’il fallait « sortir du dogme de l’essai en double aveugle contre placebo ».
L’annonce de la future RTU datait du 3 juin 2013. Il a fallu tout de même plus de neuf mois pour que les pouvoirs publics accouchent de cette mesure : la RTU est effective depuis le 16 mars 2014. Mais, le résultat est là. C’est l’essentiel.
Cependant, à peine parue, la RTU a fait l’objet de nombreuses critiques. Certaines de ses modalités ont été contestées, notamment par certains groupes d’addictologues et par l’ensemble des organisations de psychiatres. Même la Société française d’alcoologie a pris la peine de s’exprimer, elle qui n’a jamais été à la pointe du combat en faveur de baclofène. Les associations Aubes et Baclofène ainsi que plusieurs syndicats de médecins généralistes sont à l’unisson.
Fidèle à l’incorrigible manie de la bureaucratie sanitaire, la RTU comporte des mesures irréalistes, déconnectées du terrain, restrictives, coercitives et contre-productives. Ayant fait preuve jusqu’à maintenant d’une assez bonne compréhension de ce traitement et ayant démontré son souci des malades, l’ANSM se chargera sûrement de corriger rapidement les défauts de fabrication de son dispositif par ailleurs innovant.
Il ne faudrait pas que les prescripteurs de baclofène restent dans le choix de ne pas entrer dans le dispositif de la RTU ou d’en contourner les obligations s’ils y entrent. Toujours lucide, dans son intervention émouvante au colloque du 3 juin 2013, Olivier Ameisen avait dit à propos de la RTU : « Faites attention à ce que vous souhaitez, vous risquez de l’obtenir. » Balayant toute considération réglementaire, il avait ajouté : « Le bon sens triomphe toujours. »
Bernard Granger