Beuverie philosophique
Publié dans le magazine Books n° 67, juillet - août 2015. Par Books.
Xénophon donne du banquet offert en l’honneur de Socrate une version nettement plus débridée que celle de Platon.
Athènes, hiver 416 av. J.-C. Un banquet se tient autour de Socrate. Xénophon et Platon ont tous deux laissé de cet événement une relation un peu fantasmée, mais éclairante.
Chez Xénophon, la fête est donnée par Callias pour célébrer la victoire sportive de son amoureux, le splendide Autolycos. Chez Platon, c’est le poète Agathon qui régale ses amis après avoir gagné un prix. Les deux écrivains ne s’accordent que sur l’essentiel : Socrate a saisi l’occasion pour exposer ses idées sur la différence entre l’amour des âmes (masculines) et celui des corps (masculins ou féminins) : le premier est aristocratique, céleste, un stimulant intellectuel et moral, quand le second au contraire, corrompu par « l’infection des chairs humaines », est vulgaire, terrestre, prolétaire.
Dans la version de Xénophon, Socrate est un joyeux drille qui lève assidûment le coude, fait des blagues douteuses (à propos de ses talents de proxénète, par exemple) et encourage les animateurs du banquet à donner le pire d’eux-mêmes, danse érotique comprise. Platon propose une vision plus… platonique de son maître, mais glisse lui aussi dans son récit quelques propos ou péripéties bien profanes : les banqueteurs parlent femmes et technique militaire (l’amour entre soldats est-il un stimulant ?) ; Aristophane attrape un vilain hoquet ; et quand Alcibiade débarque sur le tard, entre deux vins, il fait une scène de jalousie à Socrate – lequel conserve cependant toute sa dignité et s’en va bon dernier, sans tituber, « prendre un bain avant d’aller sur le mont Lycée ».
Le banquet grec, le « symposion » (« boire-ensemble »), est une beuverie. Mais une beuverie organisée, ritualisée. Avant de boire, on mange (mal et vite, avec des galettes de pain en guise d’assiettes). Puis on invoque les dieux, on chante on fait quelques pieuses libations, avant de se saoûler, mais dans les règles. À cet effet, un convive est d’ailleurs désigné, le « symposiarque », qui gère, en réglant le dosage eau/vin, l’ébriété des uns et des autres en fonction de leur capacité d’absorption et de leur propension à la « paroïnia » (vin mauvais). Il s’agit d’éviter les débordements dans la maison de l’hôte (dans la rue, c’est une autre histoire) et d’assurer la bonne tenue de la discussion. Car le vin, liquide quasi sacré qu’il faut servir dans une vaisselle de prestige, « assouplit l’âme » et stimule la pensée en faisant oublier les soucis (mais à l’inverse, ce qui se fait ou se dit en état d’ébriété doit aussi être oublié !).
L’assistance, hélas totalement masculine, sauf intervention de professionnelles (joueuses de flûte ou hétaïres, les geishas helléniques), est là pour discourir sur des thèmes choisis. Mais pas seulement : les aînés draguent les petits jeunes, on se délasse avec quelques spectacles, et on danse, pour se dégriser un peu. Bref, pas grand-chose à voir avec les sages débats de nos café-philo.